[COMBIEN DE JOIES VIVONS-NOUS EN UNE VIE ?]
Combien de joies vivons-nous en une vie ? Elle ne saurait les compter. Parfois un visage ou un paysage la traversent, elle sourit. Parfois un air de musique ou une odeur, elle sourit. Parfois un geste ou un silence, elle sourit.
[…]
Depuis que la maison est vide, elle va à la plage en fin d’après-midi. Une bande d’ombre recouvre déjà le sable. Elle nage nue dans le rayon de soleil. Ses doigts fendent l’eau brièvement, ses pieds restent souples. Plus chaude que l’air en cette saison, l’eau glisse sous son corps. Elle entend sa respiration régulière. Parfois, elle se retourne et se laisse porter par le ressac. Elle contemple le ciel. Quand le froid compresse la tête, elle reprend la nage. Les bronzeurs ont quitté la plage. Elle cherche la bande de sable encore tiède sous le soleil qui faiblit. Vous nagez vite. Elle ouvre les yeux, le regarde. Il est jeune, calme. Il pourrait être son fils. Il a posé ses vêtements à côté. Elle sourit, l’interroge. Lui aussi vient tard, quand il a terminé son travail. Il ouvre des restaurants. Il lui indique les meilleurs de la région, ils sont rares. Ils bavardent, elle oublie l’heure jusqu’à ce qu’elle frissonne. Vous avez froid. Ses doigts effleurent sa cuisse. Puis il lui tend sa robe. Ils sont silencieux dans leurs sourires. Une entre-vie.
[…]
Elle ralentit le pas. Elle se laisse distancer, elle n’est pas pressée. Elle regarde tout ce vert, tout ce rose qui se précipite sur le chemin. Une telle éclosion est comme une offrande à l’amour qui la balaie. C’est un chœur chatoyant dont elle veut qu’il persiste. Elle limite son vœu à un an, elle se résigne. Elle n’ose pas être excessive avec le bonheur. Elle le voit enfin qui surgit après un massif de rhododendrons. Elle le regarde avancer d’un pas têtu, paysan. Pourtant aérien. Il lui fait un petit signe de la main. Il avance les mains croisées, les pouces dans les passants des bretelles du sac. Il dépose un baiser dans son cou. Le soleil se fait plus doux sur ses épaules. Avec soin il rajuste son sac. Elle se laisse faire dans une sorte d’extase. Elle aime regarder ses gestes, sa façon de réfléchir en même temps. Rester là à le regarder. Dans la profusion des couleurs. Pour ne pas avoir peur d’une fin.
Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement, Éditions Unicité, 2018, pp. 7, 52, 58.
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