Esther Tellermann, Selon les sources,
Poésie Flammarion 2024,
Lecture d’Angèle Paoli

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L’« émeraude » du poème.
« Dans l’amitié poétique » signée par Esther Tellermann, je reprends la lecture de son dernier recueil, Selon les sources. Je l’avais laissé de côté sciemment, sachant combien sa poésie m’engage et combien en même temps qu’elle me fascine, elle me résiste. Il arrive un moment où cela brûle, me brûle et je me lance à lecture perdue dans les poèmes d’Esther, dans son Histoire, dans son voyage. Quitte à me livrer à une approche très personnelle, laquelle n’engage que moi. Et sans doute aussi la poète, derrière et sous mes propres mots. Car c’est à un voyage, qu’elle nous invite ici encore, dans le prolongement des œuvres antérieures. Un voyage à rebours le long d’un fleuve de l’Europe, du delta à la source, du Danube à l’Ister cher à Hölderlin. À une longue migration dans le temps, depuis ses origines. À la fois douloureuse et sensuelle, guerrière et amoureuse. Mystérieuse et indéchiffrable. Secrète et voilée, explorée et exposée à demi-mots. Une Histoire sauvage et insensée, inventée par les hommes, effacée par les hommes. Une légende confrontée à un combat incessant entre profane et sacré. Prise dans les rets d’une éternelle résignation :
Nous vivions
dans les ravins
où sont les mauves.
Morts nous bercent
parfois
ce fut ainsi
comme simplement
se défont les
mains
comme
un rivage se
retire.
La langue d’Esther Tellermann est elliptique. Elle nomme mais ce faisant, elle suggère, lève à peine le voile davantage qu’elle ne dit ne traduit n’expose. Entraînant à sa suite, dans cet étrange sillage, qui accepte de la suivre. Faisant surgir l’invisible derrière le visible. Les symboles derrière les mots qui les portent. La poésie derrière l’abondance des images. Elle est langue codée ou cryptée. Comme le sont certains livres auxquels nous opposons nos résistances. Elle fait « signe » cette langue, liée au Livre et au sacré, éminemment poétique, nouée aux tessitures des voix et aux tissages des textes. Au « talit » de Jacques Derrida peut-être aussi. Selon la légende et les récits, selon les croyances, selon les phylactères et selon les « ferveurs ». « Selon les sources ». Indéchiffrables et secrètes comme les psaumes qu'elles nourrissent. Celles auxquelles la poète et les siens se réfèrent sans les nommer ; ou que l’on invoque. Selon les témoignages et les attestations qui se manifestent en cours de chemin. Selon « des fragments visibles ». Il arrive que la lectrice - conviée dans le mystérieux compagnonnage que déroule la poète dans son souffle - se perde elle aussi, entre les rivages les déserts les montagnes les marais, au milieu des 7 continents. En un centre existentiel qui se dérobe et qui, pourtant, guide la poète tout au long de sa quête cyclique. Immémorielle.
Cette étrange épopée à travers le temps et l’espace se déroule en deux parties, la première n’occupant qu’une vingtaine de pages, la seconde, une centaine. Les ponts existent entre ces deux parties, tant sur le plan des images récurrentes qui les façonnent que sur le plan de la forme des poèmes. Une forme dense et condensée à laquelle tout lecteur d’Esther Tellermann est habitué. Il est d’emblée question d’attente, de légende, d’archipel et de centre. En deux strophes et en quelques vers très brefs (8), La poète plante un univers dans lequel se profile une genèse, fondée sur une naissance - incomplète (première strophe) - à laquelle vient s’ajouter de manière hypothétique « la touffe de gentianes » à laquelle est lié le temps. La flore, dans sa diversité, fleurs et arbres, corolles et pétales, est omniprésente dans les poèmes qui constituent ce singulier voyage. Jusqu'à l'humble liseron ; jusqu'aux fleurs saxifrages et aux mousses nourries par les volcans.
À cette « idée de végétal » vient s’associer en contrepoint le monde minéral, qu’il soit naturel ou culturel. Schistes, micas et sables ; tombes et temples, rinceaux et murailles. « Les argiles » et « les autels. » Ainsi se noue l’attelage entre les mots et les mondes, les figures et leurs représentations. Le poème, dans son ensemble, au poème d'ouverture.
Nous attendions
le nom de la légende.
Au centre de la
mer
émergea l’archipel.
Il faudrait ajouter
à l’image
le temps
la touffe de gentianes.
De ce poème initial vont naître les suivants, dans la succession de nuits et de jours, de manifestations éruptives, géologiques et volcaniques, et de venues au monde des plantes et du minéral ; puis celui des humains, croyances et combats. Où l’on retrouve – modifiée par la poète - la célèbre formule de la Genèse : « Il y eut une nuit / Il y eut un matin ». Ici :
« Il y eut encore / des chemins », répétée par deux fois, en fin de poème d’abord puis en ouverture du poème suivant. Ces répétitions qui se lisent d’un poème l’autre et lient souvent un poème à un autre, sur deux pages en regard, jouent un rôle incantatoire omniprésent. Tant dans la progression de la marche des migrants ou du peuple non nommé qui avance dans son histoire, à la recherche de preuves et de rituels, de narratif et de gestes, que dans la lecture qui me pousse à poursuivre ma propre quête, bercée et portée par la musique intérieure du recueil. La geste de la création se poursuit, dans un présent de narration inattendu, avec sa succession d’événements, de brisures, de rites. « De césures et de strates ». Déjà au cœur de cet avènement se manifestent la « fracture », la violence, le désastre à venir. « Les pluies noires », les sacrifices et le sang. L’ensemble accompagné d’un langage qui s’inverse, s’éclope, se dérobe. Émerge dans la solitude comme des écueils en pleine mer :
Mots étaient à
rebours
ne libéraient
leur ombre.
Au milieu du tumulte, le « nous » se berce d’illusions, cherche refuge dans les rituels. Mais l’esprit a disparu :
Avions vidé
la lettre et
le vœu
d’innocence.
Dès lors, l’être originel est supplanté par le faire. La race caïnite des bâtisseurs prend le dessus, organise, superpose, calcule, construit. Tout se met en place pour que disparaissent dans l’oubli « les strates d’argile » ; pour que l’abondance de biens et l’or recouvrent désormais « l’exactitude » de la terre originelle. Pour que la résignation l’emporte devant l’exigence des faits. Du passé ne restent que des traces, devenues indéchiffrables. De cet univers exigeant mais tranchant et douloureux, surgissent les nombres. Dont la présence obsède déjà les « premiers voyageurs ». Les nombres rythment le poème et conduisent les hommes. Le 4 d’abord – « je ne pus /ouvrir la perle / coudre les bassins / me reposer dans/ta blessure / aller encore/plus bas… » ; et plus avant dans l’exploration des signes, « les 4 génuflexions » ; mais aussi le 5 – « Au milieu du / cinquième jour » ; ou plus implicitement dans cette affirmation : « Nous nous épousions / un jour de semaine, avec la couronne /et le sang. » Le 3 cherche sa place. Présence qui fait effraction : « la source/ avec la floraison/ le collier de corail/ sous la chaux/ la brindille… ». Ou encore: « Qui ce jour consacre / les nourritures/ écorche /les certitudes/ imprime la trace? ». Ce 3 dans lequel se glisse le « je ». Un « je » en quête d'indices de présence. Se métamorphose en 4 noms. Ce qui, si l'on inclut le « je », aboutit au chiffre 5. Ainsi surviennent Héléna, Ariane, Ophélie, Béatrix. Ces quatre héroïnes associent leur énigme à l'énigme originelle du « je ». Leur mystère et leur effluve. Leur geste, égarée dans leur chant. Elles ajoutent à l'Histoire d’autres légendes et d’autres mythes. Héléna (princesse de Sparte ?), Ariane (sœur de Phèdre, princesse mortelle séduite par Thésée ? « Ariane , ma sœur, de quel amour blessée… »), Ophélie (Shakespeare – Hamlet ?) -, Béatrix (Dante ?). Promesse de noces aussi dans lequel le « je » tente de s’immiscer. Ne serait-ce que par l’imagination :
« J’inventais des noces. / Vous étiez /Héléna/ ou lui/ gouverné / par l’étoile / célébrant / les narrations/ et les rouleaux. » (47) // « Ce jour/j’inventais/ des noces/ Héléna ou vous/gouverné. (54)
Plus que des icônes, ces sœurs en infortune forment une constellation dont la présence et les métamorphoses, de l’une à l’autre, rafraîchissent et le souvenir réconforte. Une alliance sororale, de destins et de rêves, de désir et de quête. Il faut progresser encore pour lever le voile (partiellement) sur le « gouverné ». Par qui ? Par Héléna ou par Dieu ? Ce pourrait être un Prince ; un puissant … un scribe peut-être… « Un jour il / y eut celui / qui fut gouverné. Il façonnait/ les plâtres/ répétait la légende/ afin qu’elle soit / devenir/ entre toi/ crécelles de secondes/ emplies d’antiennes / de mains ouvertes. » Ce pourrait être aussi un architecte, un constructeur de temples et un prêtre. Les trois ensemble n’étant pas incompatibles. Versés qu’ils sont dans l’interprétation des signes du ciel et capables de les mettre en œuvre sur terre.
« Sur les façades
on racontait
le songe
du sacrifice.
Puis l’on construisit
le temple.
Sur le parchemin
on put dater
votre tourment
au regard des 3
solitudes
le corps se fit
plus léger
dans l’ascèse.
Le « je » cherche à témoigner de ce qui se voit et se perçoit. À rendre compte de son désir et de la source qui le génère. Des « impulsions » se manifestent par l’entremise des femmes qui soudent « les 3 solitudes ». « Nous dûmes / contourner les nuages/ Héléna votre / pulsation » (62) ; « Afin qu’un/ fut / 3/ je regardais / votre / échancrure / vous fit sourdre / des chemins /et des pierres. / Béatrix vous /impulsiez ses / lignes avec les / frontières/ les rêves d’étangs/ et de feuilles. » C’est un « je » amoureux, sensible, assoiffé. En quête d’une étreinte perdue éperdue ; un « je » souvent elliptique, qui s’efface et ne se dit que dans la désinence verbale :
Voulais vous
couvrir des
chasubles des rois
vous clouer
à ma peau .
Se lit en filigrane un aveu qui cherche le lieu de son emprise. Qui se berce dans le souvenir et dans le manque. « Je me rappelle/ un profil une /main le détail/ de la voix. Je vous prolongeais /dans le songe /et l’attente… » Parmi tous ceux qui marchent dans le temps et dans l’espace émerge une figure, dont il est difficile de cerner les traits.
Me manque votre
ciselure.
Vous étiez
la fille
celui que
dessine le vent…
et quelques pages plus loin :
On attesta […]
encore des
printemps avec
la fille et
les passages.
De la relation complexe que tisse la poète avec son passé, son histoire qui est aussi sans doute celle des siens et de tant d’autres, reste le désir d’une perfection pressentie ou peut-être vécue, une « ciselure » enfouie dans les strates de la mémoire. Une perfection dont il ne reste que les « copeaux » et qu’accompagne la « déchirure ». Le temps du détachement est venu, d’avec les autres, d’avec les désirs et les ferveurs du passé, auxquels on avait cru. Un futur se dessine qui s’affirme et se précise :
Je partirai
un soir de
semaine
dans la sève
et l’écume.
***
Je partirai
un soir de
semaine
dans la lisière
de chaque blessure.
Dès lors, face à l’impossibilité de nouer des liens entre les « pôles », il ne reste qu’une décision à prendre. Se défaire de tout ce qui avait fait signe jusqu’alors – icônes refrains rouleaux rites…- et ne garder que cette « ciselure ».
L’« émeraude » du poème.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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ESTHER TELLERMANN

■ Esther Tellermann
sur Terres de femmes ▼
→ Selon les sources, poésie, Éditions Flammarion 2024
→ Nos racines se ressemblent, Traduction et Reflets de Michael Bishop,
Éditions VVV Editions, 2022
→ Corps rassemblé (lecture d’AP)
→Corps rassemblé, éditions Unes, 2020, pp. 91-94. Vignette de couverture de Claude Garache.
→ [Jours firent de toi ma teinture] (poème extrait d'Afin qu’advienne)
→ Carnets à bruire in Europe, revue littéraire mensuelle, juin-juillet 2011, n° 986-987
→ Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
→ Éternité à coudre (lecture d’AP)
→ [Un écho un roman] (poème extrait d’Éternité à coudre)
→ Voix à rayures (poème extrait du Poème Meschonnic)
→ Première version du monde (lecture d’AP)
→ Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
→ [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
→ Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
→ [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
→ [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
→ [Onde] (poème extrait de Voix à rayures)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil) L'indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
→ (sur Remue.net) François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
→ (sur Recours au poème) une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP