Béatrice Bonhomme/Murmurations des oiseaux
La Rumeur libre éditions, 2025
Lecture de Michaël Bishop
Livre des murmurantes présences du monde, de tout ce qui, sourdement, subtilement, intimement, nous parle, tantôt confusément, tantôt avec une chatoyante clarté, voix intérieure quoique si délicatement et si fertilement liée aux phénomènes qui sont : arbres, hirondelles, fleurs, insectes, vents, arômes, lumières, nuages, tout autre dont l’inoubliable présence nous hante –
« Cette danse que l’enfant donne au monde
Avec son corps de lumière » (31).
Inscrire de telles expériences – et nous sommes loin de toute théorisation ici – implique une écriture du pluriel, une ouverture, un « entretissement », un « métissement » infiniment bariolé, constellé des sensations du vécu, ce que Béatrice Bonhomme ressent comme une « inséparation » de tout ce qui impacte le corps ou la conscience sous toutes ses formes :
« J’étais inséparée du corps
Inséparée du monde
Des morts et des vivants. »
L’acte d’écrire devient vite ici une préoccupation majeure des douze suites qui composent le recueil. Il est compris comme générant une immense et rhizomique arborescence des éléments du vécu, chaque suite ajoutant ses miroitements, ses visions, ses métaphoriques approfondissements à la musique, la rythmique « chorale » (131) du recueil. Inutile de souligner qu’au cœur même du poème écrit, tournoie, frémit quelque chose comme un sens indéfinissable, indéterminable, presque sauvage quoique plein de cette grâce dont témoigne toujours la poésie bonhommienne « dormeurs dans la vague des mots », lit-on dans la suite L’œil talisman (127). Et déjà, pour terminer la suite Murmurations, le poème déclare sa propre improbabilité où le tellurique, le terrestre épouse le chimérique, le fantastique, le « merveilleux » (139) :
« Pour être inspiré, il faudrait être encore un peu bête
Il faudrait être un peu oiseau, un peu coccinelle
Être un peu vent et montagne, être folle comme une herbe. » (35)
Écrire ainsi pour cette auteure de Dialogue avec l’anonyme (2018), Deux paysages pour, entre les deux, dormir (2018) ou Monde, genoux couronnés (2022) entraînerait un naturel, une simplicité puisant dans l’authentique intimité de l’expérience de son être-au-monde, un abandon de toute décorativité formelle ou expressive; oui, une touche de folie, de cette « bêtise » (35) dont parle aussi Rimbaud, cette intelligence de l’enfance, de son innocence, cette accueillante caresse sans présomption qui traverse, à titre d’exemple, les poèmes de mars-mai 1870, son Soleil et chair ou Sensation. Partout chez Bonhomme une certaine légèreté, un volètement, une perspective verticale, visant symboliquement et sensuellement un céleste, un tombal également et sans contradiction, un « éternel » que « tissent » et « brodent » – termes qui parsèment le recueil – choses et mots compris dans ce fusionnement ontologique qui hante chaque page. Si persiste une conscience fatale, viscéralement mémorialisante, comme ailleurs dans les recueils de Béatrice Bonhomme, écrire demeure ce geste donnant corps à une « annonciation / où se poursuivent des travaux de l’infime » (61) – travaux, bonté et amour de tout ce qui est - s’incarnant en chaque syllabe. Nombreux ici les poèmes qui évoquent cet infime inséparable d’une innommable vastitude.
Voici le poème liminaire de la suite « L’arbre-enfant », où l’écho rimbaldien se fait de nouveau entendre :
« Les arbres portent le secret d’un sang qui coule
Le genou ou le coude
Blessés de gomme
Résine qui se mâche dans la main
Amande crue en croûte de lait.
Les arbres fleurissent mimosa
Pleins de bonbons roses ou jaunes
Pleins de coton ou de duvet
Ce sont des saules pleurant à terre
Ou les amandiers d’une enfance.
On y devient arbre et ciel
On fête sept ans
Branche et rameau
Pluie.
On y devient tronc et feuilles
On y devient dans le matin
Comme l’air bleu qui se respire. » (65)
Ce qui étonnera peut-être, c’est que, plus loin, dans la suite « Mots d’enfance » (85-97), le poème semble vouloir exiger un lexique plus rugueux, plus « violent », cassé, « contorsionné », « tordu », « amput[é] d’une patte comme des araignées / […] mutil[é] d’un œil ». Mots de l’enfant désireux sans doute d’autre chose, rebelle, rieur, innocent pourtant dans sa recherche d’une nomination adéquate aux turbulentes, secrètes et éblouissantes formations et transformations de tout ce qui est. Mais, si la mort, la souffrance, les grands défis de l’existence ne cessent de jouer un rôle déterminant dans la poétique de Béatrice Bonhomme, son lexique ne frôlera une telle véhémence ou déchaînement que de façon imaginaire, par le biais d’une volonté conditionnelle – « on voudrait ouvrir le ventre des mots, les opérer, les autopsier »; « on voudrait en faire naître d’autres / jamais utilisés, jamais compris » (87). C’est le signe, me semble-t-il, d’un difficile mais fondamental consentement qui donne la préférence au péan, à la louange, à un vocabulaire de la caresse, de la douceur, de la gratitude, refusant toute tentation de lacérer, d’accuser. Optant pour un langage de bienveillance, d’humilité, de confiance même, ceci malgré mais simultanément pour ce qui est vécu ou vivable, le mystère, le sentiment de « l’anonyme », de l’innommé, l’emportant sur tout jugement définitif par rapport à l’être, et s’élaborant au sein du sentiment d’une intime symbiose de l’esprit, du cœur, de leurs mots ressurgissant, implacablement, instinctuellement.
Ce serait sans doute « l’œil talisman » (121) de l’inoubliée enfant de sept ans qui, intériorisant le vu, le vécu – par le biais du rêve, de l’inventé, du magiquement senti – pour l’extérioriser, le rendre « légende », poesis, « récit merveilleux… sans « plus aucune frontière », « corps pétri de lettres et de dessins / Un corps hybride pour tous les corps à hauteur de planète » (139-40). Murmurations des oiseaux : chant choral du cœur plutôt que de l’intellect tel que l’on peut le concevoir, le diminuant, n’y voyant pas de synonymie, d’ « inséparation ». Et cousant, recousant, don sur don, grâce sur grâce.