Éphéméride culturelle à rebours

Image de G.AdC
Kurt Suckert de son vrai nom, Curzio Malaparte (antonyme de Bonaparte) (* NB ) est né à Prato en Toscane le 9 juin 1898 (mort à Rome le 19 juillet 1957). Il est l’un des noms les plus marquants de la littérature italienne de l’entre-deux-guerres.
Son expérience de correspondant de guerre pour le Corriere della Sera notamment, sur le front du Nord de l’Europe -Ukraine/Finlande/Pologne (de 1941 à 1943) - lui inspire le récit de Kaputt, œuvre majeure, représentative de la riche et foisonnante personnalité de l’écrivain.
Roman crypté, Kaputt - dont le titre emprunté à l'hébreu Koppâroth signifie « victime ». Au sens littéral, il est traduit par les termes « brisé, fini, réduit en miettes ». Il « ne saurait mieux indiquer ce que nous sommes, ce qu’est l’Europe, dorénavant : un amoncellement de débris ».
Le récit est composé de six parties aux intitulés surprenants :
Les Chevaux / Les Rats/Les Chiens/ Les Oiseaux/ Les Rennes / Les Mouches.
En tout, 19 chapitres, répartis dans chacune d’elles.
Dans le chapitre préliminaire « Histoire d’un manuscrit », Malaparte définit son œuvre comme « un livre horriblement cruel et gai. Sa gaieté cruelle est la plus extraordinaire expérience que j’aie tirée du spectacle de l’Europe au cours de ces années de guerre. Parmi les protagonistes de ce livre, la guerre n’en joue pas moins le rôle d’un personnage secondaire. Si les prétextes inévitables n’appartenaient pas à l’ordre de la fatalité, on pourrait dire qu’elle n’a valeur que de prétexte. Dans Kaputt la guerre vaut donc comme fatalité. Elle n’y entre pas autrement. Je puis dire qu’elle n’y entre pas comme protagoniste, mais comme spectatrice, dans le sens où un paysage est spectateur. La guerre, c’est le paysage objectif de ce livre. »
« Kaputt, monstre gai et cruel »
Extrait 1 :
« Le jour suivant, quand les premières patrouilles de sissit*, aux cheveux roussis, au visage noir de fumée, s’avançant précautionneusement sur la cendre encore chaude à travers le bois carbonisé, arrivèrent au bord du lac, un effroyable et merveilleux spectacle s’offrît à leurs yeux. Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Près du rivage, un enchevêtrement de chevaux férocement cabrés émergeait de la prison de glace.
Puis vint l’hiver. Le vent du Nord balayait la neige en sifflant, la surface du lac était toujours nette et lisse comme pour un concours de hockey sur glace. Au cours des jours ternes de cet hiver interminable, vers midi, quand un peu de pâle lumière pleut du ciel, les soldats du colonel Merikallio descendaient au lac, et s’asseyaient sur les têtes des chevaux. On eût dit les chevaux de bois d’un carrousel.
Tournez, tournez, beaux chevaux de bois. La scène semblait peinte par Bosch. Le vent, dans les noirs squelettes d’arbres, faisait une douce et triste musique pour enfants, la plaque de glace commençait à tourner, les chevaux de ce carrousel macabre se mettaient à tourner sur le rythme triste de la douce musique pour enfants, en secouant leur crinière. - Hop là! Criaient les soldats … »
*guérilleros
Kaputt, première partie, « Les Chevaux », chapitre III. « Les chevaux de glace », p. 88
Extrait 2
« À Cracovie, dit Frau Wächter, mon mari a construit autour du ghetto un mur à l’orientale, avec des courbes élégantes et de jolis créneaux. Les Juifs de Cracovie ne peuvent certainement pas se plaindre. Un mur tout à fait élégant, de style juif.
Tous se mirent à rire, en tapant des pieds sur la neige glacée.
-Ruhe ! Silence ! Dit un soldat qui, le fusil en joue, était agenouillé à quelques pas de nous, caché par un tas de neige.
Le soldat visa un trou, creusé dans le mur à fleur de terre. Un autre soldat, agenouillé derrière lui, surveillait par-dessus l’épaule de son camarade. Tout à coup celui-ci tira. La balle atteignit le mur juste au bord du trou.
-Manqué, s’écria gaiement le soldat en rechargeant.
Frank s’approcha des deux soldats et demanda sur quoi ils tiraient.
-Sur un rat ! Répondirent-ils en riant bruyamment.
-Sur un rat ? ach so ! Dit Frank en s’agenouillant pour regarder par-dessus l’épaule du soldat.
-Nous nous étions approchés, nous aussi, et les dames riaient et se trémoussaient en relevant leurs jupes à mi-jambe comme font habituellement les femmes quand on parle de rats.
-Où est-il ? Où est le rat ? Demanda Frau Brigitte Frank.
-Achtung ! Dit le soldat en visant. Par le trou creusé au pied du mur, on vit paraître une touffe de cheveux noirs ébouriffés : puis deux mains émergèrent du trou, se posèrent sur la neige. C’était un enfant.
Le coup partit. Cette fois-là encore, il manqua le but de peu.la tête de l’enfant disparut.
-Donne ça, dit Frank d’une voix impatientée. Tu ne sais même pas te servir d’un fusil ! Il s’empara du fusil - et visa.
La neige tombait dans le silence. »
Kaputt, Deuxième partie, « Les Rats », chapitre VII. « Cricket en Pologne », pp. 275-276.
Extrait 3
« Et c’est ainsi qu’avec un rire canaille le train siffla, ralentit, et s’arrêta devant un monceau énorme de plâtras et de guenilles ensanglantées - et c’était Naples.
À travers une nuée noire et scintillante de mouches, le soleil tapait à pic sur les toits et sur l’asphalte des rues, des souffles chauds montaient des décombres amoncelés autour des édifices éventrés : une grande poussière séché semblable à un nuage de sable, s’élevait sous le pied des rares passants. La ville, au premier abord, paraissait déserte. Mais, peu à peu, on entendait sortir des ruelles et des cours un bourdonnement, un bruit de voix étouffées, un tapage assourdissant et lointain. En lançant alors un regard investigateur dans le secret des sous-sols, en fouillant du regard ces fissures étroites et hautes séparant les édifices qui sont les rues de la vieille Naples, on voyait un grouillement de gens, des stationnements, une circulation, des gesticulations, des groupes accroupis à terre autour de petits feux allumés entre deux pierres et regardant l’eau bouillir dans un ancien bidon à pétrole, dans une marmite, dansa un plat à œufs, dans une cafetière ; des hommes, des femmes et des enfants formant pèle- mêle, les uns par- dessus les autres, sur des matelas, sur des sommiers, sur toutes sortes de gravats, hors des portes, dans les cours, au milieu des décombres, à l’ombre des murs chancelants où à l’entrée de ces antres creusés dans le tuf humide de salpêtre qui partout, au-dessous de Naples, s’enfoncent dans les entrailles de la terre. À l’intérieur des bassi on voyait des gens debout, assis ou étendus sur de hauts et baroques lits de fer ou de cuivre ornés de paysages, de saints ou de madones. Et beaucoup aussi se tenaient à croupetons sur le seuil de leur porte, en silence avec cet air triste du Napolitain qui ne sait plus que faire, et attend. Au premier moment, la ville ne m’avait pas seulement semblé vide, mais silencieuse. Je voyais les gens courir en gesticulant, je voyais remuer les lèvres, et je n’entendais pas un son, dans l’air poussiéreux, une clameur s’éleva - tout au moins j’en eux l’impression - prit à mon oreille forme et matière, enfin explosa fortement autour de moi avec le grondement égal, continu et compact d’un fleuve en crue.
Je descendais vers le port par une rue large, droite et longue, étourdi et ahuri par ce tapage infernal dans la grande poussière aveuglante que la brise marine faisait monter des décombres des maisons écroulées … »
Kaputt, Sixième Partie, « Les Mouches », chapitre XIX. « Le Sang », pp.627,628. Traduit de l’italien par Juliette Bertrand, Édition Définitive, Éditions Denoël, pour la traduction française, 1946.
***
Note d'Angèle Paoli
Quant à moi, qui avais toujours résisté à ma lecture de ce livre que j’estimais être exclusivement celle de mes frères, je ne parviens pas à m’en séparer. Tant en est dense le récit, tant en est surprenante l’écriture. Malaparte, « témoin et visionnaire » des événements auxquels il assiste, de la barbarie à l’œuvre. Cruel, oui, intensément, de la pire incompréhensible cruauté, insaisissable perversité humaine, osmose parfaite du beau et du mal. Malaparte ne néglige ni n’omet l’un à l’égal de l’autre. Son regard lucide est incisif, lorsqu’il dialogue avec les puissants de ce monde qu’il fréquente de très près, au jour le jour, au cours de ces années terribles. Son regard est glaçant lorsqu’il assiste à des scènes insoutenables. Mais sa plume, qu’elle aille disséquer au scalpel les mœurs des SS ou des fascistes qu’il fréquente, qu’elle décrive la misère effrayante dans laquelle baigne l’Italie qu’il redécouvre à son retour du front de l'Est ou la beauté époustouflante des paysages et de la nature qui viennent à lui, ne peut laisser indifférente. Une grande plume qui joue sur le rythme et les répétitions, l’alternance entre dialogues (c’est sans doute là que je souris) et descriptions de scènes inoubliables, s’attache à rendre sensible « la beauté et l’enfer ». Un très grand livre assurément. Puissant et inoubliable.
________________________________________________________
(* NB ) Suivant → Encyclopédie Univeralis
Malaparte semble vouloir être toujours du « mauvais côté ». À partir de 1925, il prendra le pseudonyme de « mala parte » (« mauvais côté »), allusion directe à la famille Bonaparte et en référence à un pamphlet de F. Borri paru en 1869, selon lequel les Bonaparte se seraient appelés Malaparte et auraient obtenu du pape le droit de modifier leur nom pour services rendus.
______________________________________________________