Isabelle Lévesque, Michèle Destarac,
Passer outre, L’herbe qui tremble,
collection Papiers d’art
Lecture de Pierre Dhainaut
Peinture de Michèle Destarac
Voici un livre merveilleux, Passer outre, il ressuscite l’esprit ludique de l’enfance. Jouons le jeu. Ce serait difficile, du reste, de faire autrement, tant sa vivacité est grande, côté peintures, côté poèmes, indissociables. Quel jeu ? Nous n’en savons ni le nom ni les règles. N’ayons en tête que le goût de l’aventure et de la découverte permanente ; fions-nous au titre qui commande de transgresser les définitions, les cadres, les formes fixes, les résultats qui rassurent. En toute circonstance, passons outre.
Isabelle Lévesque mise en présence des peintures de Michèle Destarac a dû être la première étonnée : elle apercevait des taches plus ou moins déchiquetées, plus ou moins mêlées, de couleurs franches pour la plupart, du noir, beaucoup de noir, du rouge, du bleu, du jaune, du vert, et des lignes çà et là intensément tracées qui s’interdisent tout recours à l’implacable géométrie. Aucun souci de figurer précisément quoi que ce soit, objets, lieux, personnages. Et cependant ces images occupent avec force la surface de chaque feuille selon une structure à la fois évidente et précaire, notre attention est sans cesse relancée, renouvelée. C’est bien ce qu’Isabelle Lévesque a tenu à exprimer. Comment le faire avec des mots ?
Michèle Destarac s’est bien gardée d’expliquer sa démarche. Elle se sert de moyens strictement picturaux, ceux que les gestes valorisent quand ils ne sont pas guidés par le seul intellect. L’élan pense. La main guide lorsqu’elle n’est pas entravée : Michèle Destarac fait tout pour la rendre libre. Le pastel qu’elle emploie volontiers, souple, va vite. C’était la belle leçon de Cobra dont elle a toujours été proche. La peinture cesse alors d’être illustrative. Les œuvres reproduites dans Passer outre, à deux exceptions près (il s’agit de toiles), n’ont pas de titres, ce sont des « compositions » : aux spectateurs de dégager sinon un motif, du moins une perspective, à condition qu’elle ne soit pas réductrice. Michèle Destarac les a conduits face à ce qui n’avait jamais été vu, ils doivent, s’ils ne se contentent pas de la contemplation pure, silencieuse, poursuivre l’action du peintre par d’autres moyens.
Tel est le défi qu’Isabelle Lévesque n’a pas manqué de relever. De quelle manière être fidèle à l’exemple des peintures sinon en étant aussi libre et aussi exigeant, aussi efficace ? L’unique solution, Isabelle Lévesque la présente à l’aide d’un verbe qui à lui seul occupe tout un vers dans un poème intitulé justement « La chance » : « Réinventer. » Ce poème qui se trouve dans les dernières pages est programmatique, il résume un comportement qui s’est manifesté à travers tout le livre. Isabelle Lévesque n’a pas à nous dire vraiment pourquoi elle écrit, puisqu’elle nous dit comment elle le fait.
« Jouer », par exemple, « au pendu sans lettres. / Faire une maison sans murs. / Utiliser le toit comme un bouclier. » Écrire, c’est jouer, c’est refuser dans tous les domaines la logique. D’où le privilège accordé aux genres poétiques qui la subvertissent, la fatrasie et la comptine. Le non-sense l’emporte, ou « l’insensé », sur tout autre critère. Cette question, « le triangle entre-t-il dans un rectangle trop petit ? », n’est-ce pas un koan du zen destiné à nous désorienter ? Isabelle Lévesque insiste : « Il faut apprendre à dompter / les lignes de la géométrie » qui symbolisent l’ordre. En cela elle est parfaitement fidèle aux refus de Michèle Destarac : non à l’angle droit, non au linéaire de l’espace et du temps. Non à ce que l’école nous a contraints de respecter. Nos règlements sont trompeurs et stériles.
24 peintures, 24 poèmes. Chaque fois, un titre particulier choisi par Isabelle Lévesque. Elle prélève dans une image un détail qui la frappe, parfois infime, qui concerne une couleur ou une forme, et aussitôt elle se laisse entraîner par ce qu’elle imagine, le vide, un pont, des yeux, la mort, tout et rien… Elle n’obéit qu’à la magie des contes. L’écriture se réinvente en se fiant aux sonorités plus qu’au sens, en prenant à la lettre des tournures familières pour les rendre incongrues. Adopter un point de vue et s’y tenir afin d’élaborer un récit chronologique, une description systématique, ce serait contraire à ce qu’Isabelle Lévesque, tous ses livres en témoignent, entend par poésie, qui la saisit jusqu’au vertige. S’il y a une trame, elle est secrète. Quelle est la partie qui se déroule dans Passer outre ? Dans le labyrinthe de l’espace et du temps, nous allons et revenons de case en case, nous allons encore, nous sautons. Nous n’avons pas de repères, nous ignorons s’il existe un progrès dans cette marelle inédite. Tout s’effondre et tout recommence. Faisons tout néanmoins « pour ne pas être condamné / à jouer Sisyphe », selon les derniers vers du livre.
Dans Passer outre Isabelle Lévesque se dégage totalement des conventions, c’en est fini de la sacro-sainte unité du style comme du ton. Elle n’hésite pas à user de tournures familières (enfantines) : « quand ça cogne, ça compte pour du mordu », et de vers qui ne se cachent pas d’être des alexandrins (désuets) : « Sur son destrier noir chevauche le soleil. » Toute licence, Isabelle Lévesque s’en donne à cœur-joie dans cet art de l’alliage, mais à vrai dire ce que l’on pourrait qualifier de fantaisie n’est jamais loin du tragique, l’allégresse et l’angoisse sont voisines. « On joue et on ne joue pas. »
Le lecteur d’abord décontenancé de Passer outre retrouve l’auteure de Je souffle, et rien., ses expressions de toujours qui vont droit à l’essentiel grâce aux ellipses, ses hantises, ses images violentes que l’humour – noir – n’atténue pas, notamment dans « L’entomologiste » : « Un corps coupé en deux flotte-t-il / entre deux eaux bercé par le pire ? » Le pire, la perte du père parmi les noyés que le fleuve emporte, autant d’échos de Je souffle, et rien.
Isabelle Lévesque aime la collaboration avec les peintres, ils l’accompagnent. Ici, les rôles sont renversés, mais ce nouveau livre a sa place dans une œuvre en perpétuel mouvement, qui interroge les couleurs et que les couleurs revigorent, matière et verbe unis dans un même feu.
ISABELLE LÉVESQUE
Source
■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes ▼
→ C’est tout c’est blanc
→ [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
→ Le Fil de givre (lecture d’AP)
→ Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
→ [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
→ Chemin des centaurées (lecture d’AP)
→ Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
→ [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l'oubli)
→ Nous le temps l’oubli (lecture d’AP)
→ [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
→ Ossature du silence (lecture d’AP)
→ [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
→ Ravin des Nuits que tout bouscule (lecture d’AP)
→ [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
→ Va-tout (lecture de Jean-Louis Giovannoni)
→ Voltige ! (lecture d’AP)
→ Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année (lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un autre poème extrait de Va-tout)