Hölderlin, La mort d’Empédocle
Traduction de l’allemand, présentation et chronologie de l’œuvre par Jean-Claude Schneider
Suivi de Fondement pour Empédocle
Traduction de l’allemand, annotations et postface de Clément Layet
Le Bruit du temps, 2025
Lecture d'Angèle Paoli

Voir → Friedrich Hölderlin
Ô monde d’ombres !
« La tragédie écrite par Friedrich Hölderlin et l’essai qui en pose les fondations constituent un ensemble particulièrement abrupt. » Ainsi s’ouvre la postface de Clément Layet à la tragédie d’Hölderlin, La Mort d’Empédocle. Imposante postface qui, selon les mots d’Antoine Jaccottet, l’éditeur du Bruit du temps, « va bien au-delà d’une simple postface ».
« Auteur d’essais et de traductions concernant la poésie, la philosophie et les arts plastiques », Clément Layet vient en effet éclairer, par une analyse très dense, à la fois philosophique et poétique, l’œuvre d’Hölderlin dont la complexité structurelle et formelle, échappe au premier abord à celle ou à celui qui n’a pas une pratique courante du plus grand des poètes allemands. Ce qui est, hélas, mon cas. La lecture de l’ouvrage requiert donc une attention soutenue ainsi que de nombreux allers-retours sur les différentes parties qui le composent. L’ensemble étant absolument passionnant, même si complexe, la lecture des poèmes d’Hölderlin n’en est que plus enivrante.
Antoine Jaccottet propose ici à ses lecteurs une somme, dont la partie la plus importante concerne les trois versions successives de La Mort d’Empédocle, toutes trois inachevées, dans la très belle traduction de Jean-Claude Schneider. Je ne suis nullement germaniste, ce qui ne me permet pas d’apprécier de manière objective les qualités de la traduction. Mais je sens à lire les poèmes toute la force de leur rythme si particulier et la puissance dont ils sont porteurs. Comme il s’agit de poèmes faits pour être dits au théâtre, je m’applique à les lire à voix haute pour les sentir à l’oreille et pour m’en pénétrer.
Cependant, avant même d’entrer dans les poèmes, il m’apparaît nécessaire de parcourir l’ouvrage afin de comprendre ce qui le constitue et comment il s’organise. Une note d’ouverture de l’éditeur met l’accent sur les différentes publications et traductions connues et répertoriées à ce jour ainsi que sur les différents « matériaux » qui accompagnent cette nouvelle édition. Suit une préface de Jean-Claude Schneider, intitulée « Fonder ce qui demeure ». Cette préface s’appuie surtout sur la question de la langue d’Hölderlin :
« Phrase ample, sonore, respirée, déroulant comme une vague l’harmonieuse alternance des temps forts et faibles. Ou brisée entre deux méandres, tendue par l’attente du verbe. »
Ainsi de ces vers adressés à Délia par Panthéa :
« Il faut, toujours il faut
qu’aux forces qui l’écrasent
le génie survive – l’avez-vous cru,
que l’aiguillon le retiendrait ? Elles précipitent
son envol, les douleurs, et comme pour l’aurige,
quand sur le stade vient à fumer
sa roue, le mène avec plus de hâte encore
vers les lauriers le péril qui menace ! » (Deuxième version / Scène dernière de l’acte II, p.154)
Et j’ai griffonné, en bas de page : les vers sont comme une houle faite de creux et de vagues, une ondulation permanente. Sans doute due aux emboitements successifs, avec inversion du sujet qui bouleversent la préhension des comparaisons et des images.
Il faut ajouter aux « odes tragiques » en elles-mêmes, les fameux « matériaux divers ». À savoir le « Plan de Francfort », pages rédigées par Hölderlin en 1797 et retrouvées dans un cahier du jeune Henry Gontard dont il a été le précepteur et dont la mère, Suzette Gontard, la femme aimée du poète, lui a inspiré la Diotima du roman épistolaire Hypérion ou L’Ermite de Grèce (1794-1798).
« J’ai élaboré le plan détaillé d’une tragédie dont le sujet me passionne », confie-t-il dans une lettre adressée à son frère. Ce plan résume la tragédie dans ses cinq actes. Non terminée, elle n’en comporte finalement que deux. Suivent un plan plus bref de la troisième version ainsi qu’un « brouillon pour la suite de la troisième version » ; et une « Ode écrite entre 1796 et 1798... »
Ces documents sont complétés par les pages du « Fondement pour Empédocle », essai rédigé à Hombourg (août-septembre 1799) dans lequel Hölderlin expose ce qui s’exprime d’intime dans ce poème tragique, un « intime profond », fondé sur les expériences du poète et les épreuves qu’il traverse, luttes fondamentales et fondatrices où s’affrontent les tensions opposées entre l’Un et le Multiple, « issues de la vie et de la réalité poétiques, du monde et de l’âme propres au poète », jusqu’au « divin dont Hölderlin a le sentiment et dont il fait l’épreuve dans son monde ». Ces tensions antagonistes forment entre elles une dyade nécessaire, parce que constituée d’éléments complémentaires non séparables de l’hybris ou hubris, l’ivresse de la démesure. Ici exaltation également liée, au-delà des perturbations intimes, à la création poétique. En cette dyade s’affrontent l’informe (l’illimité) et l’organisé ; « l’objet et le sujet, la nature et l’art, l’universel et l’individuel, la totalité et la singularité. » Soit le couple de « l’aorgique » (la nature) et de « l’organique » (l’art).
Or, pour se dire et pour trouver sa forme, cet intime a besoin d’une matière extérieure au poète lui-même. Ainsi Hölderlin s’en remet-il au personnage d’Empédocle qui représente selon lui la figure la plus à même d’incarner ses propres tensions psychiques. Et de l’aider à accomplir l’unification des forces contraires à laquelle il aspire. Si pour Empédocle l’harmonie avec la nature ne peut être atteinte qu’en expiant - par sa mort sacrificielle dans les bouches de l’Etna - les fautes d’orgueil commises envers le peuple d’Agrigente, pour le poète allemand, seule « la conscience de ses contradictions » peut le mettre sur la voie de la réconciliation et le guider dans l’écriture.
Le présent recueil se clôt sur l’essai en forme de postface signé par Clément Layet sous l’intitulé « La nuit énigmatique du temps. » Selon Clément Layet, l’ensemble des différents fragments réunis, « porte sur les rapports entre le poème dramatique et l’essai. » Mais, précise l’auteur, la « tragédie peut se lire indépendamment de l’essai. »
Autant dire que l’adjectif « abrupt » n’est pas excessif. Tant la composition de l’ouvrage dans son intégralité peut paraître complexe, pentue, verticale d’accès, escarpée dans la facture des vers eux-mêmes. D’autant plus abrupte que le poète Hölderlin est lui-même profondément imprégné de la philosophie. Notamment celle du philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte (1762-1814). Et que ces deux dimensions de sa personnalité et de sa création sont quasi indissociables. Ma lecture cependant s’attache davantage à la poésie qu’à la philosophie. Par formation et par goût. Par sensibilité, surtout. Quant aux « odes poétiques » en elles-mêmes, ma préférence va à la seconde version de la tragédie. Dont le vers iambique plus court me semble à l’oreille plus fluide.
Comme au théâtre, il y a dans ces poèmes tragiques, des personnages qui se partagent les prises de paroles, dialoguent entre eux, mais aussi s’invectivent, s’accrochent, disputent, se rebellent les uns contre les autres, s’accusent de mépris et de reproches. Jusqu’à plaider pour une mise à mort.
Ainsi de la violente dispute où Empédocle se trouve assailli par les rancœurs du prêtre Hermocrate, de l’archonte Critias, en même temps que par l’incompréhension du peuple d’Agrigente :
Hermocrate
« Ami, calme-toi !
Je t’avais dit que l’irritation
s’emparerait de lui. – Cet homme
me méprise, vous l’avez entendu, citoyens
d’Agrigente ! mais avec lui je ne veux pas,
dans une folle querelle, échanger de paroles dures.
Cela ne sied pas au vieillard. Demandez-lui
vous-mêmes qui il est ?
Empédocle
« Arrêtez !
Vous le voyez : nul ne gagne rien
à irriter un cœur qui saigne. Accordez-moi
de poursuivre en silence le sentier que je suis,
jusqu’au bout, le sentier silencieux de la mort… » (Première version, Acte I scène 5, p.54)
ou encore, dans la longue dispute entre Hermocrate et Mécade (Mécade est-il le même personnage que Critias ?) au cours de laquelle l’Agrigentin tente de dissuader le prêtre Hermocrate de réaliser son sombre dessein :
Mécade
… « laisse-le, ne le froisse pas ! de peur qu’il ne tente,
l’arrogant, quelque geste audacieux,
et s’il ne peut pécher qu’en paroles,
qu’il meure, dans sa folie, et à peine
nous nuise. Un puissant adversaire le rend redoutable.
Alors là, oui, il sentirait sa force.
Hermocrate
Tu a peur de lui, pauvre homme, et de tout !
… Comprends-moi, être immature, avant de
me diffamer. Cet homme doit tomber, je te dis,
et crois-moi, si l’épargner était possible,
je le ferais même plus que toi. Il m’est,
plus qu’à toi, proche. Mais apprends ceci :
plus néfaste que le fer ou le feu est
l’esprit de l’homme qui, égal des Dieux,
ne sait se taire ni tenir enseveli
son secret… » (Deuxième version/ Acte I, scène 1, p.131) »
Parmi les singularités de cette œuvre il y a aussi les variations sur le nombre, le nom des protagonistes, ainsi que sur leur statut, lequel est instable. Or, il y a trois versions différentes, dont l’historique est présenté dans la « Chronologie de l’œuvre » ainsi que dans la préface de J.C. Schneider. Certains d’entre eux n’apparaissent que dans une seule version, d’autres au contraire, comme Empédocle et son disciple favori Pausanias, dans les trois versions. Panthéa (est-elle l’épouse d’Empédocle et la fille de Critias ?) apparaît dans les trois versions. Le magistrat Critias, dans la première version. Manès – « le Voyant » égyptien - dans la seconde. Délia, l’amie de Panthéa, dans les deux premières. Dans la troisième version, apparaissent Strato, frère d’Empédocle et souverain d’Agrigente ainsi que le mage égyptien Manès. Le peuple d’Agrigente est présent par trois fois : la première il apparait sous les dénominations Esclaves/Paysan/Peuple/Citoyens ; dans la seconde version ils sont individualisés sous les noms de Mécade, Empharès, Démoclès, Hylas. Dans la troisième version le peuple est présent dans l’ébauche du chœur final. Dont Hölderlin précise dans le « Brouillon pour la suite de la troisième version » (Quatrième acte), ses hésitations entre « lyrique ou épique ? » / « élégiaque héroïque » / « lyrique héroïque », associées aux personnages. Quant à Clément Layet, il s’intéresse dans sa postface à « l’alternance des tons ». En s’appuyant sur « les différents affects et modes d’expression théorisés par Hölderlin lui-même. À savoir le « naïf », l’« héroïque », et l’« idéal ». Ainsi, poursuit l’essayiste, le « ton naïf est marqué par l’émotion, le rapport immédiat à la nature, l’expression simple. « L’héroïque » est marqué par l’élan, l’emportement dans l’action, les paroles fortes. « L’idéal » est marqué par l’intériorisation, la réflexion, l’idéal. » Et d’ajouter : « Aucune voix ne se suffit à elle-même. Seule leur complémentarité, leur conflictualité, donne une image de la vie à exprimer. »
D’inspiration différente et inégalement développées, les trois versions sont incomplètes. Mais elles ont un sujet commun : Empédocle et son suicide dans les bouches de l’Etna. Dès 1797, l’on trouve dans Hypérion une première mention de ce sujet :
« Et maintenant, dis-le-moi, où trouver asile ? Je suis monté hier sur l’Etna. Là, je me suis souvenu du grand Sicilien qui jadis, las de compter les heures, proche de l’âme du monde, malgré son téméraire goût de vivre, se jeta dans les flammes admirables… » (Hypérion, in Bibliothèque de la Pléiade, pp. 265, 266)
Le « grand Sicilien » auquel il est fait allusion ici est bien le philosophe, poète et médecin pré-socratique Empédocle, (Ve siècle av. J.-C.). L’histoire du « sage d’Agrigente » ou du « tyran d’Agrigente » a été partiellement inspirée à Hölderlin par les Vies et Doctrines des philosophes de l’Antiquité, œuvre de Diogène Laërce, poète et biographe du IIIe siècle. Mais aussi par Héraclite d’Éphèse, philosophe pré-socratique dont Diogène Laërce a livré des Fragments.
Cependant J’ai quelque difficulté à établir un lien entre un Empédocle qui se détourne de la société au point de vouloir s’en détacher intégralement en se réfugiant dans la solitude violente de l’Etna, et le philosophe qui s'emporte contre la velléité de son peuple après l'avoir tant servi. Ce qui apparaît dans la première version de la tragédie :
Empédocle
« Honte à vous
de désirer encore avoir un roi, vous,
trop âgés ; au temps de vos pères
il en aurait été autrement. Vous, nul ne peut
vous aider, si vous-mêmes ne vous aidez pas. » (Première version/ Acte II, scène 4, p.97)
En effet, dans l’enthousiasme - (état d’exaltation – étymologiquement « inspiré par un dieu ou par les dieux » - l’enthousiasme n’est-il pas une manifestation de l’hubris ?) - suscité en lui par la Révolution française et par la philosophie de Fichte, Hölderlin s’attache à mettre en scène le conflit d’Empédocle avec ses semblables. Dans de longues interventions au cours desquelles il revient sur un passé heureux, proche d’une forme d’âge d’or, puis s’explique sur son désir de se retirer de la vie publique qui l’a longtemps occupé, il revient dans une longue analepse sur ses convictions et ses engagements anciens auprès du peuple, l’incitant à se réveiller et à pendre son destin en main:
Empédocle
« Depuis longtemps vous avez soif d’inattendu
et l’âme d’Agrigente, comme d’un corps malade
a soif de s’arracher à sa vieille ornière.
Osez donc ! Votre héritage, vos récoltes,
les récits dans la bouche de vos pères, leurs leçons,
la loi et l’usage, les noms des Dieux anciens,
oubliez-le sans peur et tels des nouveau-nés
levez vers la divine Nature vos yeux… » (p.99)
Après cette introduction exaltée vient en un long déroulement ininterrompu de vingt vers, l’exhortation oratoire. Le discours d’Empédocle s’organise autour de la répétition de 5 évocations introduites par « si » et débouche sur une consécutive amenée par « alors », et martelée par la répétition en trois temps du souhait de l’orateur – « que… / que…/ et que … » :
« … alors tendez l’un à l’autre
la main, parlez-vous, partagez vos biens,
ô, amis chers, partagez exploits et gloire
comme de fidèles Dioscures ; que chacun soit
l’égal des autres, - que, comme sur de sveltes colonnes,
repose sur de justes décrets la vie neuve
et que la loi vienne affermir votre alliance… » (Première version/ Acte I, scène 4, p.100)
Faut-il lire dans cette magnifique harangue une exaltation de l’utopie communiste ? Exaltation que le poète partage avec le célèbre Sicilien. En effet, comme l’écrit Jean-Claude Schneider dans sa préface, « Empédocle est d’abord l’ébranleur de son temps, "un fils de son ciel et de sa période". La scène historique qui sert ici de toile de fond fait signe aussi vers celle qui fascine Hölderlin et son ami Hegel, celle où paraissent, parlent et agissent les défenseurs des Droits de l’Homme et du Citoyen. Comme l’avait fait son Hypérion en Grèce, Hölderlin appelle aussi de tous ses vœux le nouvel ordre social ; il s’enthousiasme pour "le temps qui mûrit". Sous l’habit grec c’est un jacobin qui, dans la grande tirade (dont j’ai sélectionné les extraits) aux Agrigentins de la première version, « prêche la liberté, l’égalité et la fraternité, allant même jusqu’à partager les biens. »
Or, après avoir longtemps adhéré à la philosophie de Fichte et à son enthousiasme révolutionnaire, Hölderlin se trouve soudain en prise avec le remord, convaincu d’avoir commis un péché envers Dieu. Un retournement s’opère dans la seconde version dans laquelle le poète met en scène un Empédocle sensiblement différent. Presque christique dans certains vers :
« Où êtes-vous, mes Dieux ?
hélas, vous m’abandonnez là,
tel un mendiant,
et cette poitrine
qui dans son amour vous avait devinés,
pourquoi la rejeter
et l’enfermer dans des liens honteusement serrés,
elle, née libre, dépendant d’elle
seule ? » (Deuxième version/ Acte I, scène 2, p.137)
Mais la foi d’Empédocle, désormais tout entier dévoué à la Nature, n’a rien à voir avec celle d’Hermocrate, le prêtre de la cité qui jalouse le charisme de son rival:
… « ô Vie ! bruissaient-elles
pour moi, tes mélodies ailées, et l’ai-je perçue,
ton ancienne harmonie, vaste Nature ?
Ah, moi le solitaire, n’ai-je pas vécu
avec cette terre sacrée, avec la lumière,
avec toi, d’un lien que jamais l’âme ne rompt,
ô Ether, Père, dans l’amitié des Dieux comme
de tous les vivants dans le présent
Olympe ? … » (Deuxième version, Acte I, scène 3)
Hölderlin est sans doute le premier grand témoin du déchirement entre l’homme et la Nature, l’Éther, le Un. Témoin de sa séparation avec les Dieux. Ce qu’Empédocle traduit ailleurs par cette définition de la mort :
« C’est d’être seul
et sans Dieux, la mort. » (Deuxième version /Acte I, scène 3, p.144)
Dès lors, discrédité par le peuple d’Agrigente qui, après l’avoir adulé, le renie, le sage est vilipendé et malmené par ses congénères. Le phrasé des vers est ample, rythmé par l’invective, les prises à parti et la violence des propos :
Troisième citoyen
« Sais-tu ce que tu as fait ? Que n’as-tu plutôt,
horreur ! commis quelque sacrilège ? Mais à lui
nous adressions notre prière et ce n’était que juste ;
avec lui nous serions devenus libres comme les Dieux,
c’est alors qu’infectés comme d’une brusque peste
par ton esprit mauvais les cœurs et la parole
nous ont manqué, et toute la joie par lui
dispensée sombra dans un répugnant vertige.
Ha, honte ! honte ! Comme de furieux fous
nous jubilions lorsque tu as outragé à mort
l’homme tant aimé. Un acte irrémédiable
et mourrais-tu sept fois, tu ne pourrais,
ce que tu lui as fait, nous as fait, l’effacer. » (Première version / Acte II, scène 4, p. 95)
Depuis que le sage a perdu la raison, la vie harmonieuse d’Empédocle n’est plus. Ainsi Hermocrate décrit-il dans une longue tirade ce qui fut jadis béni des Dieux et qui, désormais, est voué à disparaître :
« … il
parle, semblable à ces anciens exaltés qui
sillonnaient l’Asie avec leur roseau, disant
que les Dieux jadis sont nés du verbe.
Alors le vaste monde débordant de vie s’étale
à ses pieds comme une possession perdue
et des désirs monstrueux s’agitent
dans sa poitrine et, là où elle se jette,
la flamme, elle fraye son chemin.
Loi, art, usages, légende sainte,
ce qui avant lui a mûri dans un temps béni,
il y met le trouble, ne tolère plus
chez les vivants ni joie ni paix.
Plus jamais il ne sera paisible.
De même que tout s’est perdu, de même
il viendra tout reprendre, et nul mortel
ne le retiendra, le sauvage, dans son déchaînement. » (Première version/ Acte I, scène 2, p.40)
Plus concentrée et plus brève, scandée par des vers iambiques plus courts, la seconde version s’attache à première vue à des thématiques identiques. Ainsi retrouve-t-on dans les échanges entre Hermocrate et l’Agrigentin Mécade, les mêmes reproches adressés à Empédocle : son emprise sur le peuple, cet aveuglement et cet orgueil qui conduisent à sa perte le « tentateur ». Cependant apparaissent au-travers des paroles des protagonistes en lice, des propos ayant trait à la relation qu’Empédocle semble avoir noué avec les Dieux et avec la religion. Dans une longue tirade, Mécade reprend et reproduit un discours récent d’Empédocle, obscur et incompréhensible :
Mécade
« Me revient en mémoire
un propos insolent qu’il a tenu ces derniers jours
sur l’Agora… » (Deuxième version / Acte I, scène I, p.129)
Le propos qu’Empédocle adresse au peuple est à la fois une accusation et un plaidoyer. Une accusation contre la nature, muette et insensible aux énergies du monde, sourde aux problèmes des hommes ; et un plaidoyer en sa faveur : " Vous m’honorez / vous faites bien… " Car, prétend-il, il assume en lui l’unité qui relie les hommes au divin :
" En moi
fusionnent âme et force,
mortels et Dieux… (p.129)
" ma bouche nomme l’inconnu,
je porte en ses flux et reflux,
l’amour des vivants ; ce qui pour l’un dépérit,
à l’autre je l’emprunte, je noue
en donnant âme, je dispense la mue
qui rajeunit un monde hésitant,
à personne et à tous je ressemble. "
Ainsi parlait l’insolent. » (Deuxième version / Acte I, scène 1, p.130)
Plus loin au cours de la même scène, Mécade traite Empédocle d’« arrogant » et le prêtre Hermocrate réclame pour lui mise à mort exemplaire :
Hermocrate
« Rassemble pour moi le peuple ; je l’inculpe,
jette sur lui l’anathème, afin qu’eux prennent peur
de leur idole, le repoussent
au fond du désert,
et que sans espoir de retour lui, là-bas,
expie d’avoir, plus qu’il n’est tolérable,
révélé la Parole aux mortels. » (Deuxième version / Acte I, scène 1, p.133)
L’échange houleux et violent des deux hommes est suivi d’un long monologue lyrique d’Empédocle. Le Sicilien évoque sa solitude nouvelle qui lui fait ressentir plus âprement la blessure d’un passé où il était perçu par le peuple comme « un ensorceleur de foules ».
Se succèdent alors les exclamatives et les interrogatives : « qu’en est-il à présent ? / portez-vous le deuil ? suis-je complètement seul ? / et fait-il nuit dehors en plein jour ? Où êtes-vous, mes Dieux ? » … Le « sage » invoque la Nature, les « Énergies des hauteurs » et les forces fécondantes, leur relation étroite à tous deux, passé et présent se rejoignant dans l’alternance des images. Tantôt joyeuses et vibrantes de fraîcheur et de vitalité, tantôt emplies de doute et de nostalgie. Le registre très soutenu privilégie les allégories et les personnifications. Les termes tels que Nature / Vie / Ether / Ciel… y sont présentés avec des majuscules, souvent introduits par un « Ô » vocatif noble. Le phrasé est fluide, construit sur des vers iambiques plus courts, où se succèdent les alternances qui dessinent des ondulations permanentes, flux et reflux de la houle. Désireux d’être seul dans son choix de la mort, Empédocle a convaincu Pausanias, le tendre Pausanias, à se séparer de lui et à le quitter. Comme il le confie à Panthéa et à Délia :
Pausanias
« Il m’a chassé loin de lui, depuis lors
je ne l’ai revu. Là-haut, dans la montagne,
je l’ai appelé, mais ne l’ai pas trouvé. » (Scène dernière de l’acte deuxième)
Contrairement à ce qu’espère Pausanias - « Il reviendra sans doute » -, Empédocle ne reparaîtra pas.
Vient enfin la troisième version. Incomplète, elle ne comporte qu’un acte unique et se déroule en 3 scènes. L’action y est très condensée, centrée sur l’essentiel. Empédocle y apparait les trois fois. Seul d’abord, dans un long monologue dans lequel il évoque son passé :
« Car beaucoup j’ai péché dès mon jeune âge,
n’ai aimé ni servi, humainement les hommes… »
Puis en compagnie de Pausanias, et enfin en compagnie du mage égyptien Manès. L’acte s’ouvre sur un monologue. Banni par « son royal frère », Empédocle est enfin seul désormais sur les « hauteurs » de l’Etna. Dégagé des liens humains, réconcilié avec lui-même. « Avec les aigles je chante ici un chant de nature. » Isolé dans son vaste refuge où règne la lumière, Empédocle savoure la beauté qui l’entoure et nourrit sa méditation.
C’est alors que survient le fidèle Pausanias qui se met au service de son maître et « très rare ami ». La parole de Pausanias prend la forme d’une déclaration, une confession intime :
« Je suis depuis lors un autre, suis à toi,
de toi plus proche et, avec toi plus solitaire,
n’en grandit que plus gaie, plus libre, mon âme. » (p.165)
Empédocle repousse Pausanias et sa parole, endurci qu'il est aux supplications de son ami. Peut-être est-ce une stratégie pour ne pas céder à cet aveu. Mais sans doute davantage répond-il à son désir de ne pas entraver la liberté de Pausanias. Désormais leur destin diverge et chacun doit affronter le sien :
« Sache-le, pas plus que tu ne m’appartiens
je ne t’appartiens, et tes chemins ne sont pas
les miens ; ma destinée fleurit ailleurs. » (p.166)
Suit une série d’injonctions, motivées par des verbes à l’impératif :
« Retourne parmi eux, mêle-toi, homme, mais sans tituber,
à leur foule et pense à moi le soir. » (pp.166,167)
Pourtant Pausanias parvient à obtenir un revirement d’Empédocle en évoquant le passé qui les unissait, peut-être même s’agissait-il d’amour. Mais de revirements en revirements, d’une déclaration à l’autre, Empédocle finit par l’emporter et enjoindre son ami, au-delà de l’affection et l’estime qu’ils se portent l’un à l’autre, à résister à l’appel de la mort et à se soumettre à son destin :
« Va ! n’aie crainte ! toute chose un jour revient.
Déjà est accompli ce qui va devoir advenir. » (p.172)
Pausanias disparait, laissant libre la place à l’Égyptien Manès, qui s’en revient, en tentateur, hanter Empédocle. Leur dialogue s’engage, qui porte sur la mort et annonce la présence de l’Unique, « le nouveau sauveur ». Empédocle se rebiffe contre l’intrusion de son « mauvais génie », alors que lui n’aspire qu’au calme qu’il est venu chercher. Dès lors, en réponse à Manès, Empédocle se lance dans une longue rétrospective de sa vie et de son évolution :
« Alors en moi naissait le chant, s’éclaircissaient
les ténèbres de mon cœur dans l’oraison du poème,
lorsque par leur nom je les nommais, ces figures
étranges, mais présentes, les Dieux de la nature,
et que l’Esprit en moi déchiffrait pour lui-même
en paroles, en images de jubilation, l’énigme de la Vie. » (p.176)
Mais la parole d’Empédocle et sa belle analepse prend un autre tour, et le voilà qui se lance dans le souvenir des luttes fratricides, des lamentations et des larmes des humains. Le chaos est à l’œuvre, qui détruit les familles leurs maisons leurs lois leurs amours. La parole devient inintelligible et l’Unité s’effondre, remplacée par la séparation entre le dieu et le peuple. Tous ces dommages et toutes ces désillusions ont conduit Empédocle dans le choix qui le tient à l’écart de ses semblables. Le voilà qui revient, dans un élan lyrique, au présent :
« Cela est passé. Aux mortels désormais
je n’appartiens plus. Ô l’achèvement de mon temps !
Ô Esprit, qui fus notre maître, toi, qui, en secret,
au grand jour, dans les nuées, gouvernes,
et toi, Lumière, et toi encore, Terre, ma mère,
me voici apaisé, car elle m’attend,
depuis bien longtemps prête, l’heure neuve… » (p.177)
Après avoir salué d’un dernier adieu tous ceux qu’il a aimés, Empédocle fait ses adieux dans la lumière de la séparation.
Tout est accompli. Le « Monde neuf » peut advenir, laissé en suspens à l’état d’« ébauche » dans le « CHŒUR DE LA FIN DU PREMIER ACTE. »
Dès lors, Hölderlin abandonne le projet d’Empédocle. Sans pour autant cesser de s’interroger sur la notion de sacrifice, laquelle atteint son acmé indépassable avec la Passion du Christ. Le poète s’attache désormais à la composition des grands poèmes lyriques ainsi qu’à la traduction des tragédies de Sophocle. Sans doute parce que le genre tragique est le seul à séparer les incommensurables.
Clément Layet écrit dans la postface :
« À travers l’essor de la réflexion et du savoir, la Modernité occidentale a entraîné le genre humain à rompre violemment avec la nature et avec tout ce qui transcende l’humanité. Empédocle, qui a connu et perdu l’unité absolue, exprime la douleur de cette perte… Les paroles où il regrette d’avoir gâché son union avec le divin par sa présomption trouvent aujourd’hui un écho dans notre culpabilité d’avoir brisé les équilibres naturels jusqu’à tout dévaster :
« Ô monde d’ombres ! le temps est révolu
et toi, ne te le cache pas ! c’est même
ta propre faute, pauvre Tantale,
tu as profané le sanctuaire, as
par ton orgueil insolent rompu la belle alliance,
ô misérable ! » (Première version/ Acte I, scène 4, p.44)
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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Hölderlin, La mort d’Empédocle
Traduction de l’allemand, présentation et chronologie de l’œuvre par Jean-Claude Schneider
Suivi de Fondement pour Empédocle
Traduction de l’allemand et annotations par Clément Layet/ Postface de Clément Layet
Le Bruit du temps, 2025