Vénus Khoury-Ghata. Désarroi des âmes errantes,
Mercure de France, 2024,
Lecture de Michaël Bishop
En 2020 Vénus Khoury-Ghata publie Demande à l’obscurité, titre qui implique la fatale nécessité d’une modestie, d’une incontournable franchise face aux choses qui sont, au précaire non-savoir dont on dispose et qui impose l’ouvert d’un questionnement permanent et une absence de prétention quant à tout jugement absolu devant, au cœur même de l’obscur, de l’étrange, du mystérieux qui prolifèrent tout autour et en nous-mêmes. La suite éponyme, liminaire du livre, s’inspirant de l’œuvre et du courage de Nazim Hikmet, offre un de ces tours de force dont Khoury-Ghata connaît le secret, un long récit « pour faire revivre hommes et femmes issus de mon enfance » (sp), récit en vers libres de violences, d’injustices, d’improbable ténacité, réinvention, revigoration, le tout baigné de cette lumière, cette compassion, qu’est le sourire, le quasi-magique, le phantasmagorique.
Deux remarques que reprendra ma lecture de Désarroi des âmes errantes : « Dans quel sens tourne aujourd’hui le terre? »(sp) restera partout ici une interrogation sans réponse stable mais que pose incessamment, comme un devoir, l’esprit du poème; la relativité que ressent et souligne souvent la poète de toute nomination, sentiment riche de pertinence pour saisir la pleine subtilité de la poétique d’une œuvre si prolifique.
En 2024 donc ce nouveau recueil, composé de huit suites – toujours en vers libres ou presque, sans rimes ni aucune métrique stable, esthétisante, n’offrant aucune mathématique de la longueur de vers, strophe, suite – nous replonge d’un côté dans l’expérience vécue-observée d’une détresse, d’un désordre avec ses affolements et angoisses; de l’autre, mais intimement coïncident, tout un monde où s’élabore le sentiment, l’aventure même d’une errance, d’un nomadisme de l’être, de son vécu comme de son « onto-logique », le sentiment en fin de compte d’une explosion de notre conception du lieu, de la présence, de tout ce qui est. Et tout de suite en effet les premiers vers de ce recueil nous plongent dans un monde métamorphosé, où le méta s’affiche, quirky, déphasé, magique, idiosyncratique, étrange, autre, vu selon l’optique de ses infinies altérités, l’absence et la mort dévoilées, redevenues puissamment « présentes » : « Tache d’effroi l’âme échappée du linge / elle cherche un endroit où se poser / la tourterelle grise est seule à s’affliger / tu déformes le monde pour le rendre conforme à ton incompréhension / un mort te tourne le dos / cercle vide tes bras autour de ses reins / il ne sait plus qui il était / mais se souvient d’un peigne en écaille d’un livre ouvert de ciseaux jamais refermés / il n’est pas fétichiste mais absent de lui-même / son corps ne lui tient plus compagnie » (11). Et, comme si souvent, l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, choisit de reconnaître, explorer, vivre et signer la signature de l’autre de notre présence à ce qui est. Sans peur, sans sentimentalité, avouant douleurs et même horreurs de la mort, les violences si fréquemment associées à celle-ci, « veillée funèbre sans nécessité sans chagrin »à bien des égards (28), mais aussi incessante ode, moins élégiaque, dirais-je, que chant, péan, hymne et murmuration subtile et vigoureuse d’un sentiment de consentement à l’imbrication de l’incarné et du désincarné, consentement autorisant l’énergie remarquable de l’imaginaire, de la voyance-clairvoyance, ce sourire de compassion et d’étreinte, d’amour même qui sous-tend cette inimitable poétique, sa forme et son fond.
Ce qui peut, cependant, étonner, tout en faisant partie intégrante de cette poétique, c’est la relativisation de l’écrit même qui la fonde. Écrire resterait un poïein, un faire-créer fondamentalement intransitif, tournant sur son propre axe. Jamais pourtant un art pour l’art, narcissique, dédaigneux de ses rapports au réel, mais au contraire y voyant l’infinie et mystérieuse vastitude de celui-ci, son appartenance à un Grand Réel. Et ceci sans prétention, sans fioriture, sans grandiosité, un écrit auscultant sa propre énergie dans un geste, une geste, inséparable de la totalité de cet ontos redéfini, indéfiniment visité, médité, prospecté. Prenant la mesure de son propre pouls, sa musique, son sens. Vivant sans cesse, d’un poème-livre à l’autre, la fragilité comme la force de nos dons, nos savoirs, nos intuitions et nos expériences face au mortel, à ses relatives transparences. Il s’agit d’une tâche ayant « besoin d’un excédent de vie pour écrire », lit-on (30), et toute l’œuvre de Khoury-Ghata en témoigne avec détermination et grâce, une curieuse et parfois extravagante élégance. Certes, le quotidien de toute vie n’est jamais loin. Le poème fleure et effleure partout le piquant, une certaine ironie que sous-tend une tristesse, la vivacité d’une plaie, d’un manquement, d’une inexécution qui exige et reçoit toute l’énergie correspondante que ne cesse de dérouler chaque page de ce recueil et de toute l’œuvre de Khoury-Ghata. Ceci dans une grande quoiqu’étrangement souple tensionalité où une critique largement culturelle reste un élément hautement pertinent de sa démarche. Et pourtant nous sommes loin de tout geste sermonneur, moralisateur, la sagesse d’un refus d’aller au-delà d’un certain point d’analyse-digestion du mortel régnant, omniprésent. Et ce discernement synonyme de tendresse, d’amour plutôt, poussant la plume à caresser sans contre-violence, générant dans l’écrit ce que Vénus Khoury-Ghata appelle « le bruissement du papier [qui] est seul à parler » 36). Un bruissement : une légère murmuration, une espèce de voix, de musique richement, mais subtilement implicite. Une relativisation de toute flagrance explicativement ambitieuse des mots. « Écris [plutôt, se dit le poème] au dos de la page laissée en jachère / sur le miroir fêlé qui te décloisonne / t’inonde d’un plaisir fugace comme l’éclair » (39). Vise, s’encourage-t-il, quelque chose d’originel, de profond, d’intemporel, baigné d’une « érudit[ion]» radicalement libérée, autre, vaste, implicitement infinie car ouverte sur ce que toute inscription ne parviendrait jamais à articuler (39). Oui, le poème frôle le pénible, le deuil, la rage même. Mais il ne cesse d’être site de gratitude, comprenant ce qui le dépasse, ce qu’à son tour il persiste à dépasser en vertu de ce que Salah Stétié – Yves Bonnefoy, également – appelle « l’inconnaissance », son humilité, son acquiescement, son assentiment à l’insaisissable au sein de toute voix, toute parole. «Du sable sur du sable, lit-on déjà dans Demande à l’obscurité, le monde au-delà de son figuier de Barbarie » (sp). « Le jour / seul événement », ajoute le poème. Celui-ci, ainsi, toujours déployant la conscience d’un indivis, d’un unifié où chaque figure, chaque mot, excéderait le sens de ses propres signes, au mieux des suppliques, des prières, portant au-delà, haut, à bien des égards aveuglément, au sein d’une lumière, « seul événement » , lieu d’une transcendance, indescriptible.
♦ Voir aussi sur→ TdF