Emmanuel Merle, Brasiers,
La rumeur Libre Éditions 2025
Lecture d’Angèle Paoli

« comme des ailes déployées
au-dessus du Ténare »
Dédié à Thierry Renard -compagnon-poète lyonnais et ami- le dernier recueil d’Emmanuel Merle, Brasiers, en appelle d’emblée, dans le beau dizain d’ouverture, à la déesse Némésis. Comme dans le titre pluriel annonciateur de feux, il y a de la démesure. De L’hubris. L’imprécation à Némésis intervient par deux fois, dans le premier et dans le dernier vers : « Chante, Déesse, la colère » / « Chante, Déesse. » Outre la colère et la violence du « bourreau », outre « la douleur mortelle » et la voracité qui avale le temps, il y a une tristesse mallarméenne qui se dit dans un vers de six syllabes :
« La terre est sèche, hélas... »
Instinctivement, l’on attend la suite. Mais ici pas de « chair ». Pas pour le moment.
Le recueil est construit sur une déclinaison de trois mois, juillet / août / Septembre, introduite par une question qui taraude : « Où est l’été ? » Le voyage commence pour moi, par la fin, toujours, parmi les titres des différentes sections. Il y a des lieux, les uns proches et familiers au poète, les autres lointains, certains mystérieux pour ceux ou celles qui ne les ont pas parcourus. Lago Verde/ Séveraisse/ Tabor/ Portugal/ Mauricie. Le dernier, « Ténare », long poème en fermeture du recueil et lourd de sens, évoque les Enfers de la mythologie grecque. Il y a des couleurs et leurs variantes, le vert le rouge le bleu ; des paysages qui s’annoncent dans les titres, des végétations, des moments et des directions - nord /ouest/midi/ soir et nuit... et des déplacements. Des grimpées « Altitude 1000m » ; des déambulations : « Mais nous marchons encore ». Il y a des termes en lien étroit avec la nature naturelle – « L’herbe haute », « Balmes », « Dunes » ; ou travaillée par l’homme, « Les andains » ; il y a aussi des corbeaux, « Le grand corbeau » du Ténare, le Styx prométhéen qui dit la perte des dieux ; les « Deux corbeaux » de la fin août, annonciateurs de l’automne. Il y a de la violence, disséminée dans la composition impaire du recueil : « soif » et « sang ». Feu : « L’ordalie » / « Braise » / « Hantée par le feu » / « La part du feu » / « Chaudière » ... L’orage annoncé calmera-t-il le feu et la soif, épongera-t-il le sang la sueur le désespoir ? Le bleu aura-t-il le dernier mot et gagnera-t-il sur les cendres et les « lambeaux » ? Le Ténare final, hélas, ne laisse que peu d’espoir. Mais... Peut-être le poète sèmera-t-il, en cours de route, quelques indices d’espoir, peut-être.
Pourtant « L’herbe haute », premier poème de la section « Où est l’été ? » commençait dans une forme de fraîcheur liée aux sensations retrouvées de l’enfance. Une forme de bien-être physique et de légèreté – air nuages lumière - et ce vert qui draine la fusion terre feu eau. La soif est là, déjà, « ta soif », « les petits jets de lave » aussi, annonciateurs des brasiers en gestation. La forêt shakespearienne de Dunsinane est présente, « chevalerie immobile ». Et la première occurrence de l’ordalie, prise ici dans une connotation positive :
« Au-delà du champ la forêt dressée, si drue […]
tendue par l’ordalie du printemps. »
Vient ensuite le beau et long poème du « Lago Verde », dont l’anagramme « galop » surprend au débotté, sis, œil vert serti de plantes de montagnes aux noms mystérieux, au fond de la « Vallée Étroite », « sous la dent du Thabor ». Le poète égrène ses images de randonneur attentif à tout ce qui l’entoure, de la « joubarbe » aux « lagopèdes », des « épilobes » à « l’hématite », en passant par le « mikado d’arbres » gisant au fond des eaux. On aimerait suivre le marcheur dans le silence et je le suis en réalité, pas à pas mot à mot, dans sa pérégrination montagnarde, ouvrant l’œil sur ce qui se dévoile à son regard de poète ; attentive à la pensée qui draine sa marche, bercée par ses doutes et par ses demandes, attentive à sa quête qui est aussi, semble-t-il, celle de ses compagnons randonneurs :
« Lago verde,
partout les âmes,
nous voulons dormir sous tes cils
d’écorce, près du puits de ta pupille.
Essaye de nous voir. »
J’ignorais jusqu’à lors, qu’il y eût un mont Thabor dans les Alpes de France. Le seul mont Thabor dont j’aie eu connaissance jusqu’à la lecture de ce recueil, était le mont de Galilée de mes lectures bibliques et plus tard, bien des années plus tard, de mes voyages en Israël. Peut-être le poète en a-t-il retenu quelque écho, lui qui écrit ces vers étranges :
« Nous avons marché longtemps,
cherchant les signes,
de l’oiseau, pierre neuve,
à l’ancienne pierre,
l’étoile ».
Du « Lago Verde », promesse d’harmonie, l’été violent a tout balayé et l’on bascule du côté des Enfers, de la fureur du « grand corbeau » dévoreur d’entrailles. Avec l’entrée en absence du Titan Prométhée, le poète interroge la perte des dieux, le Styx déserté de son nocher et le regret peut-être d’un temps qui fut, à jamais disparu désormais, la mort présente dans un décor vidé de sens et de tout reflet :
« Nous nous écroulons avec toi,
balcon abandonné des dieux… »
La vie continue cependant dans la Haute Vallée, prise dans un état de veille et de clarté. C’est « Juillet, le sang de l’été », où alternent poèmes brefs et d’autres plus longs ; où l’on transhume des terres d’alpages déjà évoquées jusqu’aux terres lointaines du Portugal et de la Grèce. Le « sévère » torrent de la Séveraisse, absorbé par la chaleur, n’est plus que l’ombre de lui-même, un lit de pierres en attente d’eau. Le poète, habité en pensée par l’idée de la Grèce, se coule dans ce qui reste de la nature livrée à la sécheresse. Chaque poème apporte sa pierre mentale à l’édifice du brasier qui se prépare. Humanisée, la nature se change en un grand corps malade, prêt de sombrer sous les flammes. Le champ lexical de la brûlure se fait plus obsédant. Avec la sécheresse, l’eau devient objet de désir et le lichen, symbole d’une soif primitive et primordiale, seule créature apte à la survie. La nature s’anime, personnifiée, qui élit le marcheur. D’étranges résonances bibliques l’accompagnent, lui qui ne croit pas à ces histoires. Cependant, avec le lichen, le poète remonte jusqu’à un passé antédiluvien, image persistante de la parfaite symbiose des éléments premiers, mer/terre/algues/champignons. Une symbiose qui s’accomplit dans une assimilation assumée et affirmée comme une définition du poète, et un partage :
« L’eau, c’est toi. »
Puis :
« Tu marches,
le lichen, c’est ta soif. »
Ainsi, grâce au lichen, à sa forme archaïque de résistance, se fait l’union parfaite avec les contraires et se faufile un brin de plaisir :
« La peau de la pierre est merveilleuse,
le lichen recouvre son intimité. »
« Lichen » - autre poème consacré au lichen - évoque les équivalences entre le poète et l’organisme qui s’est implanté à ras de roche dont il observe le « jaune ». Un écho et un lien étroit entre sa peau ocellée de taches de vieillesse et l’auréole qu’arbore la roche recouverte de lichen. À cette source vive, le poète amphibien (mélange lui aussi de terrien et d’aquatique) s’abreuve, fragile et incertain. C’est au lichen qu’il étanche sa soif :
« Juillet ramène la soif de la montagne ».
Périphrase volontairement équivoque, marque de la symbiose du marcheur avec le lieu qu’il traverse. La contamination de l’homme par la nature qu’il habite (qui l’habite) se poursuit d’un poème l’autre. Ainsi, dans le poème « La terre, l’horizon », retrouve-t-on en écho, la même préoccupation essentielle de fusion, laquelle aboutit à cette affirmation :
« Je suis la terre et l’horizon, et l’été. »
La mue du poète se poursuit plus avant, progressive mue assumée, partagée avec les éléments naturels, jusqu’à se fondre et confondre avec eux :
« Je m’habille d’écorce et de nœuds. »
Ou encore, dans « Les andains » :
« L’andain, une mue, une ride provisoire
sur la peau de la terre et sur mon front. »
L’horizon parfois bascule vers un autre horizon qui conduit le poète vers les Cyclades et le « bleu de Sifnos ». Retour en arrière vers d’autres cieux, d’autres couleurs, de la montagne vers la mer. Et dans le poème suivant, vers des cieux opposés. De la Méditerranée à l’océan, de la Grèce au « Portugal, au nord ». On retrouve avec le « Rio Lima », la même dessiccation, la même dureté de la nature mise à mal : « Les eucalyptus desquamés » … Ce qui est nouveau ici et émouvant, c’est la présence aux côtés du poète de ses trois grands enfants. L’occasion pour lui d’évoquer ce qui a disparu de ce qui fut de sa jeunesse et de la leur ; de noter les équivalences et les différences entre eux et lui au même âge - la trentaine - l’étrangeté d’impressions contraires concomitantes :
« Tout s’en est allé qui pourtant était encore là » … « Mais tout est encore à venir. » Ce qui demeure face au temps qui a passé, c’est une part de bonheur partagé entre le père et ses enfants :
« Rien ne séparera ces trois adultes qui marchent
du quatrième qui reste à leur hauteur,
dans le parfum des eucalyptus, pendant l’été
du Portugal, près du Rio Lima. »
Du plus petit et du plus modeste (le lichen) l’on passe au corps géant du « Tabor » - (qui pour l’occasion perd sa « h », mais les deux graphies coexistent.) Le poème procède par strophes brèves entre trois et six vers, et par associations d’idées, riches en images inattendues. Peuplée dans ses abords de serpents d’eau de mouches et de bouquetins, la montagne osseuse résonne d’échos divers, peu rassurants. Le poète lui parle, s’adresse à elle comme à un humain, « Tabor », dont le nom qui revient comme une sommation, rythme les strophes. Le poète associe à son nom des images bibliques vidées de leur histoire et de leur sens, coquilles sans chair ni expansion sacrée : « barque échouée / arche sans alliance… »
Le poème se clôt sur quatre mots :
« Tabor. Tabor. Nom propre. »
Ici, sous la plume du poète, pas de transfiguration possible. La montagne oublieuse du déluge noémique ancestral se réduit à la dure sonorité de ses deux syllabes. Et à sa définition. Mais nommer le mont par son nom, n’est-ce pas déjà, dans un tel contexte, un acte qui relève du sacré justement ?
Avec « Août », s’élargissent les blessures. Mais le marcheur poursuit sa grimpée. Les forêts se dessiquent et les taches de vieillesse se multiplient sur les bras du marcheur. Tout semble laid et « brutal ». Qu’en est-il des vents ? Les vents d’aujourd’hui sont-ils les mêmes que ceux d’hier ? Ne sont-ils pas plus « meurtriers » ? Le poète sombre dans un pessimisme violent ; une prise de conscience noire l’obsède, qui atteint ici son acmé, nourrie par la viduité de l’existence, qui fait son chemin lui aussi :
« Le vent moderne,
au-dessus du lac d’aluminium,
a raison. Nous ne valons plus rien.
Ne restent que des gestes dérisoires.
Mettre un vêtement, saisir nos mains,
se coucher sur les reins d’un rocher.
Attendre l’issue. »
Dès lors, chaque paysage se change en un théâtre calciné. La petite chienne de la canicule saisie par la chaleur d’août, n’en finit pas de haleter. Sa souffrance se poursuit sur sept vers. La « gueule rouge » de l’été réduit tout sur son passage ; ça brûle et la soif grandit qui ne peut s’étancher. « L’eau me manque » écrit le poète dans « La soif ». Pourtant, une accalmie semble possible dans l’un des rares poèmes qui ne soit pas nimbé d’ombre, « Le soir, à l’ouest ». Encore que, le feu dévastateur se manifeste ici encore, dans le vers final détaché du poème :
« Le jour brûle ».
De l’ordalie première du printemps l’on passe à « l’ordalie du soir » et il faudra bien, tout comme dans l’ordalie médiévale, qu’un jugement soit prononcé ! « La nuit jugera. »
En attendant l’issue implicitement annoncée, l’osmose se poursuit, jusque dans l’oxymore des « chauves-souris/ qui hurlent en silence. » Le besoin de partage se fait sentir jusque dans le feu du paysage du Vercors - « un tissu rouge ondoie » -, et l’amour, qui lie ensemble les mains qui se rejoignent pour sceller une alliance, même dans la douleur :
« comme toi et moi qui nous tenons la main
un long moment devant ce rideau froissé… »
Août sanguin dévastateur se clôt sur l’été qui se meurt. L’on pourrait croire que la présence des « corbeaux (ils sont deux) penchés sur le bord du toit » - clin d’œil coloré au célèbre « Petit pan de mur jaune » de Marcel Proust - soient signe d’un mauvais présage. Mais le poète innocente les deux oiseaux – « deux entailles noires/ deux cendres » ; et les libère de leur rôle macabre :
« deux corbeaux pardonnés de leur deuil innocent,
de leur augure automnal. »
Septembre est là qui s’annonce avec « Braise ». Ce qui résiste encore sous les feux, c’est la « sève », « sang brûlant » de l’arbre, « sa part rebelle, son cœur fumant. » L’ordalie se poursuit au Québec, en « Mauricie ». Autre lieu, autres essences végétales. Mais l’incendie est impitoyable, qui « gruge la forêt ». La forêt est cette « cathédrale laïque » à qui le poète confie un long poème onirique construit sur une succession de quatrains, encadrée en amont et en aval par deux tercets. Revient à plusieurs reprises en début de vers le syntagme « La forêt rêve », et ses variantes : « Elle rêve » / « Elle rêve debout » / « Rêve encore » / « Elle rêve le rêve secret ». On retrouve, derrière les squames et « l’hématome rouge » des feuilles, l’allusion shakespearienne du début : « et la brume ralentira /puis figera l’armée des arbres en lambeaux » ; mais aussi dans le final du poème, l’allusion nervalienne à la « porte d’ivoire ou de corne » d’Aurélia. Hypnos et Thanatos.
« Là-bas, c’est la clairière, comme une porte
dérobée soudain ouverte, porte d’ivoire
ou de corne. Tu sors du grand rêve. »
La marche se poursuit et comme l’écriture elle est tissage. Elle tisse sa « trame usée » parmi les feuillages. Le dizain – « Je marche » - tout en imprimant sa trace, dans « la cendre » comme dans « la glace », devient élégiaque et presque tragique. « Les morts remontent ». Le feu, où qu’il soit et d’où qu’il vienne, poursuit, impitoyable, ses ravages :
« La misère et la haine embrasent la nuit. »
À force de marcher et d’arpenter la terre, à force d’avoir tant voyagé, le poète parvient aux terres originelles que baignent la Méditerranée et la mer Tyrrhénienne, à leur point de jonction. « Nous arrivons au terme du voyage/ épuisés, assoiffés. », écrit-il dans « Ténare », long poème final, lyrique avec ses exclamations ses apostrophes répétées « Ténare ! Ténare ! » … ou plus loin,
« Ténare, Ô Ténare, accueille-nous
dans ton gouffre … »
L’appel vient de loin, ullyséen peut-être, mais ivre du désir de pardon, qui rythme le sol sacré de cette extrémité du Péloponnèse, étrave partagée entre ciel illimité et mer abyssale, socle de terre Magne sarclée, surmontée de son phare légendaire, cap drossé par les vents. La violence est là plus que jamais, extrême en toute chose, le bleu comme l’écume, et les images aussi, guerrières et dures, qui rythment la découverte du lieu. La beauté, extrême elle aussi, saisit jusqu’au vertige. La bouche des Enfers se laisse désirer. Tiendra-t-elle sa promesse ? Le poète en appelle à celle qui jadis fut avalée dans la grotte par le tunnel qui mène à la mort. Il la somme de le regarder :
« Chère Eurydice, regarde-moi,
regarde-moi sans peur. »
Ce n’est pas la mort qui attend le poète mais l’envol.
« La métamorphose se produit,
nos mains sur l’épaule de l’autre,
et immenses déjà,
comme des ailes déployées
au-dessus du Ténare. »
L’envol désirant retrouvé.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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