Mazzeri.
Depuis quelque temps, Apollonia n’a plus que ce mot-là en tête. Elle a enté depuis peu à son imaginaire ces trois syllabes porteuses de mort. Sans cesse, elles lui reviennent à l’esprit, chargées de leur « masse » occulte. Elle, depuis qu’elle a lu le récit de Marie Ferranti, depuis qu’elle a découvert cette sombre histoire de chasse de nuit, depuis sa rencontre avec son lointain ami cinarchese, elle est hantée. Elle est allée chercher auprès de Dorothy Carrington des confirmations de ce qu’elle pressent encore comme une part inaboutie d’elle-même. Maintenant qu’elle en sait un peu plus sur les pratiques chamaniques de l’île de l’intérieur, elle est persuadée d’avoir frôlé sans le savoir l’esprit des mazzeri.
Mazzeru ? Peut-être Matteu, l’ami de ses dix-sept ans, avait-il été investi à son insu de l’esprit des mazzeri ? Sans qu’il en ait eu conscience le moins du monde. Matteu, qu’elle avait jadis fréquenté, au cours de sa jeunesse aixoise. Matteu, qu’elle avait aimé d’amour fou quelques années plus tard. Matteu, qu’elle avait fini par oublier. Sa mésaventure récente lui avait été contée par sa mère, qui la détenait de sa cousine. Une nonagénaire. Qui elle-même la tenait de la mère du jeune homme. Cet étrange récit qui circulait depuis quelque temps par la bouche des femmes était parvenu jusqu’à elle. Elle, c’est Apollonia. Celle que l’on appelle Lola, en souvenir d’une lointaine grand-mère cap-corsine de Trinidad. Lola l’avait recueilli ce récit, avec une bienveillante mais insatiable curiosité. Un après-midi d’été.
D’après les dires de la sémillante nonagénaire, une cousine, Matteu s’était un matin réveillé avec une douleur inconnue chevillée au corps. Une douleur qui s’était logée dans la masse charnue de sa personne. Une douleur insidieuse et pointue, qui donnait à Matteu l’impression d’être habité par un autre lui-même, investi par cet autre à ses dépens. L’intrus prenait chaque jour davantage de place en lui. C’était comme un noyau dur, un noyau difficile à cerner. À la fois fixe et mobile. Pris dans la chair, incrusté dans le muscle, il bougeait sous les doigts qui palpaient l’intrus pour tenter de le localiser et de le circonscrire dans une zone moins « labile ». La « tumeur » mouvante, de la grosseur d’une bille, tantôt se figeait sous les doigts, tantôt se dérobait à leur pression subtile.
L’inquiétude croissait dans l’esprit de Matteu, pourtant habitué aux humeurs légères, aux séductions faciles. Sa très grande beauté et le charme de son sourire l’avaient jusqu’ici mis à l’abri des terribles souffrances que la vie avait infligées à sa propre famille. Il semblait s’être remis de la mort tragique de son petit frère. Très vite, il avait renoué avec ses fantaisies ordinaires, reléguant au fin fond de sa mémoire les souvenirs liés à la disparition de l'enfant. Il avait caracolé d’une conquête à l’autre, convaincu que le temps des charmes opèrerait, pour longtemps encore, en sa faveur. Et puis soudain, au détour d’un été, l’âge mûr est venu. Matteu prit quotidiennement l’habitude de ne plus se reconnaître. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il dépérissait à vue d’œil. Cela se voyait à son regard très bleu, un bleu changeant de mer violine, soudain étrangement cerclé de noir. Matteu, qu’elle avait éconduit jadis, c’était un très bel homme, solidement charpenté. Un jour d’un autre été, Lola s’était heurtée à lui, dans les toilettes du bar Napoléon. Le bar fétiche des Bastiais. Place Saint-Nicolas. Surpris l’un et l’autre de se rencontrer en pareil lieu, après tant d’années d’oubli, ils n’avaient eu pour seul échange qu’un regard de gêne bref, teinté d’un pauvre sourire. C’était tout ce qui restait de lui à Lola, ce souvenir un peu ridicule qui avait masqué, à peine, leur incapacité à échanger deux mots.
Quelque temps plus tard, elle avait appris que Matteu avait choisi de refaire sa vie en Corse. Il se partageait entre Bastia et le village. Il s’était reconverti dans la vigne qui étend aujourd’hui son damier ramifié le long de la côte est du Cap.
Avec cette douleur intrusive qui avait nouvellement pris possession de lui, Matteu commençait à prendre peur. La présence obstinée de cette forme oblongue logée en lui, devenait obsédante. N’y tenant plus, il s’était résigné à consulter. Le premier examen s'était révélé infructueux. Comme par un fait exprès, la « tumeur », ce jour-là, s’était tenu coite. Elle avait dû se faufiler, perfide, sous les fibres noueuses de la chair, se mettre à l’abri sous des muscles coriaces. Elle s’était faite toute petite. Elle avait presque disparu. Il fallut faire des clichés. Les radios révélèrent la présence sombre d’une forme opaque agrippée par mille petits ligaments à la masse musculeuse environnante. Le médecin, perplexe, hésitait à nommer clairement l’intrus. Le temps passé à tergiverser jouait en sa faveur. L’intrus profitait de l’aubaine, grossissait à vue d’œil, prenait ses aises, étalait ses ramifications sournoises dans la chair. Il fallait se hâter et prendre des décisions. Matteu était gêné. Dans ses mouvements, dans ses déplacements, dans son immobilité même. Assis, il ne tenait guère en place et se dandinait d’une fesse sur l’autre. Debout, la forme fibreuse se mettait en branle et ses déplacements imperceptibles le faisaient souffrir.
Il fallut opérer, inciser large dans la chair, extraire la tumeur, cautériser les ramifications, analyser ce noyau dur. À son réveil, le jeune homme découvrit à son chevet, un bocal posé sur la table de nuit. Il n’y prêta attention que lorsque le chirurgien lui désigna la forme qui flottait, indécise, dans le formol. C’était une masse gélatineuse, sanguinolente, parcourue d’un réseau de vaisseaux capillaires, les uns tirant vers le rouge, les autres vers le bleu. Il examina cette « tumeur » qui, à vrai dire, tirait plutôt vers le jaunâtre. Il avait sous les yeux, baignant dans le formol, celui qui l’avait tant fait souffrir. Son jumeau. Son frère. Le fœtus avait pris chair dans sa propre chair à lui, depuis les origines de leur vie placentaire commune. Le jeune homme avait porté dans son corps la chair de son double, cet autre lui-même, qui avait choisi de vivre, non pas à côté de lui, en conciliabule avec lui, mais en lui. Il avait même choisi de se développer et de révéler son existence le jour où Matteu avait pris la décision de revenir vivre dans l’île. Matteu, stupéfait et transi, ne pouvait détacher les yeux de son double. Il le regardait flotter dans le liquide glauque. Avec effroi et respect.
Peut-être la vie entière de Matteu avait-elle été conditionnée d’un bout à l’autre par cet autre avorté ? Peut-être sa vie entière avait-elle été guidée par cet intrus, semblable à un poisson pilote guidant son aîné ? Peut-être le poisson pilote avait-il dicté à Matteu les orientations de sa vie. Chacun avait été l’hôte aveugle et silencieux de son propre frère. Peut-être aujourd’hui encore, bien des années après cette délivrance, la vie de Matteu se trouvait-elle amoindrie, appauvrie par l’excision d’un fœtus mâle qui avait fait partie intégrante de lui-même. En se libérant de son jumeau, Matteu n’avait-il pas glissé plus vite sur les pentes de la vieillesse ? Une part vitale de Matteu n’était-elle pas morte, ce jour-là, à elle-même ? Matteu n’avait-il pas participé, sans le savoir, à la mise à mort de celui qui ne demandait qu'à vivre? Ces questions filaient dans l'esprit vaporeux de Matteu, encore somnolant. Elles s'ébauchaient puis s'estompaient. Elles s’effilochaient, pareilles à des nuages légers. Ces nuages qui s'accrochent, l'été, au sommet des îles qui croisent au large des côtes de la Corse.
Dans son demi-sommeil de convalescent, Matteu voyait surgir le visage lointain et brumeux de son petit frère. Un visage soudain bleui et tendu à l'extrême, congestionné par les convulsions de l'étouffement qui l'avaient précipité dans le néant. Matteu sentait dans sa chair à vif une douleur cuisante qui lançait par instant des signaux douloureux. Le visage grimaçant du jeune enfant venait se greffer sur la forme oblongue du foetus. Matteu était persuadé que le corps de son frère mort s'était réincarné en lui. Décidé à revivre sous une forme nouvelle dont il ne possédait pas les clés. Matteu avait fait extirper de son corps la masse gélifiée de son jumeau. Elle flottait, ricanante, dans le formol. Il percevait à travers ses yeux mi-clos, l’ourlet à peine bâillant de ses paupières. Il lui semblait qu’à travers la paroi épaisse du bocal, la forme s’ingéniait à lui lancer des signes. Elle s’agitait derrière l’opacité du verre, grimaçait des œillades dont le sens lui échappait.
Matteu comprit. Il ne devait sa propre vie qu’à la mort de son frère. Ils étaient comme les deux plateaux d’une même balance. Celui de Matteu n’avait pu se maintenir au zénith que parce que celui de l’intrus avait chu dans la nuit charnelle du corps de son aîné. La survie de l’un était tributaire de la disparition de l’autre. Les deux frères avaient été ligotés à leur insu par un pacte de vie et de mort. Un pacte silencieux. Matteu comprenait qu’en tuant son jumeau, en lui refusant sa part d’ombre et de lumière, il avait voulu extirper de lui-même la part sauvage de sa personne. Sa part inavouée de mazzeru. Cette obscure révélation le précipita, frémissant, dans les spirales de sa nuit. Lorsqu’il se releva de cette épreuve, Matteu n’était plus que l'ombre en creux de lui-même.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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C'est cruel de nous laisser languir ainsi. C'est quand demain ?
Rédigé par : myriade | 27 novembre 2005 à 15:12
C'est aujourd'hui demain, chère Myriade. Mais il y aura une nouvelle suite... demain.
Amicizia,
Angèle
Rédigé par : Angèle | 28 novembre 2005 à 09:11
Merci Angèle pour cette nouvelle à l'écriture soignée et agréable! Prise d'un bout à l'autre par l'histoire, je trouve que l'émotion ressentie par Matteu est clairement perceptible, presque palpable physiquement. Ce qui est loin d'être évident à faire passer. Réflexions intérieures mêlées à un sentiment de crainte, interrogations tant du narrateur que du lecteur, tension psychologique, portrait humain... un récit puissant !
Rédigé par : Marielle | 01 décembre 2005 à 09:50
Île est des histoires
île où des nasses se naissent au coeur de chair
île qui se drape au parfum du cinabre
et que le matin décoiffe car l'est est encore loin même si le vent
transe porte des corps oui décors de monts en monts qu'ils se cachent derrière
Île qui le paradis se voile en éden et que je maquille dans mes songes
à ma lointaine Celtie, lointaine en mains mais si proche en histoires qui se recoupent parmi toutes les terres de coeur
Quel saura mon média se garer près de mon médium, quel saurien maquillera ses grottes de pierres bleues, car oui il est de ces voyages que l'on écrit, et que l'on fait où avant où après, car le temps n'est rien d'autre qu'un tempo mutable en mots.
Et dans cette excellence posée là par cette puissante, puisante histoire, j'ose, car j'ai aussi de l'orgueil, vous voir comme une soeur.
Rédigé par : Pant | 16 janvier 2007 à 22:45
Merci, Pant (je souris en voyant apparaître votre nom apocopé, car je pense invariablement à Pantalone, à Pantelleria, à Pantragruel, à... ) de cet éloge ludiquement combiné, à votre Celtie et à mon île. Ce n'est pas la première fois, en effet, que ces deux terres sont évidemment rapprochées ! Moi-même ne me suis-je pas prise, errant dans Brocéliande, à rêver Mélusine et à envier à Merlin ses occultes pouvoirs! Et ne me suis-je pas moi-même éprise d'un orgueilleux Breton au caractère fièrement trempé!
Rédigé par : Angèle Paoli | 18 janvier 2007 à 23:07