Gérard Cartier, Le voyage intérieur
Flammarion poésie, 2024
Lecture d’Angèle Paoli
Gérard Cartier / photo Alain Barbero: source
ADIEU. « adieu à Booz » et « aux amies du CocciMarket »
Voyage intérieur, voyage de la mémoire. De toutes les mémoires enregistrées par le poète. Archéologie d’un savoir qui s’organise dans le temps à travers un espace intérieur qui est celui du poème. Le poème, comme lieu où viennent s’ancrer tous les repères d’un passé qui n’est plus mais qui se faufile à travers liasses et carnets à moleskine, griffonnés à la hâte, repris oubliés retrouvés, rassemblés dans une somme de 497 pages, qui peut se lire dans l’ordre que le lecteur choisit de prendre, ordre ou désordre, région après région, régions de prédilections peut-être en premier puis se perdre en des lieux inconnus, dont seuls émergent les noms et dont persistent en chacun le souvenir lointain des géantes murales, les cartes des écoles de la République, signées du nom du cartographe qui les a inventées. Mais ce nom-là, V.L, qui s’impose à moi, n’est pas cité par le poète.
Cet extraordinaire Voyage intérieur, qui est un long périple à travers la France et son vaste puzzle de régions, se prend au fil de l’écriture, en suivant des chemins de halages ou des chemins de fer, en emboitant les rêveries du poète. Ses traversées de pensée. Il est l’œuvre de Gérard Cartier, rassemblée par ses soins de 2017 à 2021. Et couvre donc les années de la pandémie. Le vagabond attentif l’ingénieur passionné de machines d’inventions de haute technicité le linguiste qui ne méprise ni le latin ni l’arpitan (langue romane distincte du groupe linguistique gallo-romain, dite aussi francoprovençal) le géographe et l’érudit se dévoilent au fur et à mesure de ses traversées infatigables et l’on saisit ici, entre haltes pour reprendre haleine et rêveries qui prolongent les paysages, les paysages et leur histoire, les paysages dans l’Histoire, couleurs du temps et silences, toutes les nuances d’une personnalité riche et émouvante. Car « tout paysage est palimpseste tout regard recréation ». Et le pays, dans sa variété et dans sa richesse, a façonné l’homme qui se fait biographe (de manière disséminée mais sensible) de ses propres centres d’intérêt et de sa sensibilité. Et avouant dans le « Post-scriptum » quasi final :
« croyant faire le portrait de la France
n’ai-je fait que le mien ajoutant
tête folle un livre à la Babel des livres
sans peut-être avoir écrit un seul poème
nécessaire… »
Cet aveu serait-il fausse modestie ? face à laquelle la lectrice de s’insurger : Mais non, mais non, cher Gérard, la poésie est là, bel et bien ! Et puis, ce questionnement n’est-il pas celui de tout poète, pour qui écrire est une nécessité incontournable ?
Ainsi, tout pour le poète est-il motif à fourbir sa plume et à cribler de « bribes confuses » « le poème griffonné sous l’auvent ». À noircir la page « d’un herbier / de sensations ». Ou aussi bien à la crypter de signes indéchiffrables, de mystérieux abraxas, voire de langage braille. Sans oublier les poèmes en langue étrangère dont la traduction française est donnée à la fin du recueil. À chaque jour répond sa méthode : « le matin un poème/ paresseusement la nuit un livre ancien. ». Mais quoi qu’il en soit, le moindre détail retient l’attention. Le poète fait feu de tout bois. Tout est matière à noter sur le vif et à réorganiser ensuite sur la page. Oiseau ou plante, objet disparu ou épisode de l’histoire, personnes d’un autre temps, surprises dans leurs gestes coutumiers, occupées à remplir leurs taches. Usages que l’on croyait éternels et qui se sont dissous avec l’époque à laquelle ils appartenaient. Ici, « non le théâtre du sublime / mais de minces vertus ménagères. » Rien n’est étranger au poète de ce qui touche à l’humain et au monde dans lequel il vit. Rien ne résiste à son insatiable curiosité. Une curiosité d’humaniste. À l’hommage constant qu’il rend à la nature – notamment dans les poèmes annoncés par un intitulé commun « Histoire naturelle » (6 au total) - s’oppose la dénonciation des outrages commis par d’autres hommes. Ainsi le nom de la collaboratrice française Mireille Provence - l’espionne du Vercors - revient-il à plusieurs reprises (sans compter les deux poèmes qui lui sont explicitement consacrés) – « Hôtel du Lion d’or » à Magescq « grise et chafouine après ses prisons/ accoudée au comptoir dans le fumet / d’un poulet basquaise » et en amont, en Dauphiné, dans le « canto nazairien » que le poète écrit pour Saint-Nazaire-en Royans, à la « mémoire des condamnés pelle et pioche à l’épaule… ».
« Mireille rendue à ses vices et l’ober/ leutnant évanoui/ dans les décombres du IIIe Reich… ».
Ou encore, au début du voyage, en Lorraine où se profile « dans les soubresauts de la Libération » l’« ombre familière… de « l’espionne ». C’est du reste en Lorraine, dans le poème d’ouverture - « Porte de France » - que
« Tout commence »
Et l’on croise au passage, sur chaque page où se dessine le poème du lieu –
« Je ferais mon poème au besoin du voyage / en latin comme un clerc hodie Ambariacum » - une connaissance, un vers connu et oublié ou une phrase ritournelle, de lointaine mémoire, le nom d’un poète ou d’un ami, des réminiscences d’un autre temps que l’on croyait disparues pour toujours mais qui nous sont communes. Parfois de manière indirecte, à peine ébauchée. Ainsi de l’incipit du Mystère de la chambre jaune (non cité ni son auteur, Gaston Leroux ), modifié au fil des poèmes, qui continue de sinuer entre les vers et d’y répandre son effluve :
« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat » ;
« Nicolas-de-Tolentin de Brou / emporté à travers la banlieue/ n’a rien perdu de sa tristesse… » Ou encore : « La vie/ n’y a rien perdu de sa violence et la géographie / de son mystère » in « Ateliers d’artistes » (Montreuil) ». Plus explicite encore ce vers :
« la campagne n’avait rien perdu de son charme ni
la nature de son éclat » in « La campagne » (Saint -Marcellin)
Ailleurs s’invite le professeur Lidenbrock, le fameux géologue du Voyage au centre de la terre de Jules Verne ; ou le nom de Tolentino, lié pour le poète à l’église de Bourg-en-Bresse et à son saint et pour moi à un autre Niccolo’ da Tolentino, tout aussi médiéval et originaire de la même cité des Marches, lié à La Bataille de San Romano et à la célèbre toile de Carpaccio.
Tandis que le poète s’émeut au passage de la noirceur d’une époque, traversant avec le même intérêt les faits divers et les guerres conflits destructions engrenages de la violence révoltes rébellions urbaines, quartiers déshérités et ronds-points, qu'il rend hommage aux patriotes exécutés en 44 par les Allemands, la lectrice, de son côté, se délecte des nombreuses retrouvailles et réminiscences qui l’incitent à tant de recherches et se ravit de tant de rencontres inattendues. La Chanson de Roland, à plusieurs reprises. L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. La Phèdre de Racine. Mais aussi bien les noms actuels de Muriel Pic, de Valérie Rouzeau, de Marie-Claire Bancquart ; ou Fabienne Raphoz, lorsqu’il s’agit de pie-grièche.
Et de tant d’autres, ses maîtres et cicérones en poésie.
Chemin faisant, le poète qui dit s’être librement inspiré de deux auteurs et deux livres – G-Bruno et Jean-Christophe Bailly − Le Tour de la France par deux enfants et Dépaysement, sème les rencontres imprévues qui se nourrissent de lectures de souvenirs de découvertes et de ce plaisir savouré mêlé du souci constant de sauver de l’oubli ces riens qui furent tout et qui ont façonné nombre de générations forgées par le XXe siècle. Dont la mienne, omniprésente dans cette somme poétique. Il arrive parfois que le « carnet étanche de naturaliste » se fasse muet, reste coi sur la visite d’un camp de la mort du pays Béarn, oublieux de ce qu’il fut.
Chemin faisant aussi, guidée par le poète, lui-même guidé dans son entreprise par sa « cicérone » Augustine Feuillée, rédactrice du Tour de France par deux enfants, la lectrice découvre que derrière G. Bruno, pseudonyme masculin de toujours, se cache une Augustine Feuillée inconnue d’elle, laquelle se cache elle-même sous le nom d’emprunt de Giordano Bruno, fameux dominicain brûlé vif en 1600 Campo’dei Fiori à Rome pour avoir démenti par ses recherches la théorie de l’Héliocentrisme. Et par là-même remis en question la place de l’homme dans l’univers. Et l’on découvre par ce choix les visées de l’audacieuse Augustine Feuillée qui dénonce l’air de rien, les outrages de l’Inquisition. Et au-delà encore les aspirations du poète qui inscrit son écriture dans les sillons ouverts par les deux orphelins André et Julien, sur lesquels s’ouvre le récit de G. Bruno. Deux orphelins à la Hector Malot, munis d’un « léger ballot de voyageur ». Qui se lancent à la découverte de ce « pays inconnu » que l’on nomme France. Il n’y a qu’à suivre les nuages pour se mettre en route :
« nuages sans attache qui sont la France aussi
les mêmes qu’au-delà du trait des frontières
mais ici poignants indiciblement nôtres
montant des collines oubliées de l’enfance
je ne les voyais plus le bonheur est là
ah laissez le vieil homme se reprendre laissez
moi rêver »
Le poète est bien là, lyrique, qui évoque à la fois un passé antérieur auquel il est resté très attaché, le regret de ce qu’il n’est plus, la vieillesse obsédante et la nécessité absolue du rêve (la poésie ?) pour combattre les données inéluctables de son humaine conditions.
« ah, donnez-moi seulement l’élixir / de jouvence. Ne saurais-je pas réveiller le passé ? » « LIP » (Besançon).
Ce lyrisme, on le retrouve dans nombre de poèmes, marqué par la présence de « o »exclamatifs. Ainsi des « Jardins suspendus de Miolans » :
« glycyrrhiza glabra réglisse officinale douce aux guerriers
sauge blanche fumigène à méditation o Sophie Loizeau
artemisa lanata plaisir de l’œil et du doigt » -
Poésie polymorphe, où alternent Anciens et Modernes, poèmes en prose et alexandrins, tout à la fois visuelle et sonore, la poésie chez Gérard Cartier est indissociable du goût des mots, puisés à la source de tous les registres de langue, dans les domaines très diversifiés liés à ses centres d’intérêt ainsi qu’à ses découvertes régionales : sidérurgie géologie astronomie horlogerie sériculture vin moutarde chemins de fer… et musées… Son recueil se parcourt de l’intérieur, comme un véritable cabinet de curiosités, caverne d’Ali Baba néanmoins très structurée. Outre les poèmes annoncés sous l’intitulé « Histoire naturelle », de même facture, l’on découvre d’autres poèmes, d’une tout autre écriture, annoncés par « L’invention de », suivie du nom d’une ville : Lyon, Bordeaux, Brest, Rouen, Lille.
« tout le roman / instantané de la géographie » se déroule et se vit en poésie.
Mais il en est de même pour tout autre domaine. Il est ainsi possible d’adopter tout autre forme de lecture et de sélectionner d’autres entrées.
Sensible aux associations d’images et de sonorités, le poète a le souci de la forme et le sens du rythme. Un art complet à l’image de la somme qu’il a conduite de bout en bout, région après région. Mise à part l’île de Beauté. Ce qui n’empêche nullement le poète de réserver un poème peu amène au « fastueux / bric-à-brac impérial » et aux « 2 Napoléon » qui n’ont pas l’heur de trouver grâce à ses yeux.
« Carnet de terrain » où s’invente le « naguèréotype », ses blasons de fleurs et de fruits, ses évocations nostalgiques, Le Voyage intérieur peut se lire comme un projet philanthropique où les listes et énumérations sont autant d’archives de la planète France et à un adieu à ce qui fut notre époque.
« Adieu à Booz aux chars à foin branlants aux oncles
apoplectiques trafiquants d’alambic aux saintes
en tablier chargées d’herbe à lapin aux banquets
kolkhoziens des longs soirs de moisson adieu »
Adieu aussi à ses « Mirages ». « adieu aux enfants de Tout l’univers. à ceux de World
of Warcraft. aux apprentis nageurs. aux amants dans les caves. aux vendeurs de L’Huma au porte-à-porte. aux amies du CocciMarket.
aux camarades de bistrot à l’angle de Saint-Just et de Spinoza. aux
vieilles dérangées sous leurs dentelles.
CIEL. plus rien. Vide.
« (48°48’43,5’’ N- 2°23’33’’E).
Reste le recueil et son extraordinaire richesse. Reste le voyage vers l'intime. Magnifique et bouleversant voyage.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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GÉRARD CARTIER
Image, G.AdC
■ Gérard Cartier
sur Terres de femmes ▼
→ La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
→ Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
→ Tristran (lecture de Nathalie Riera)
→ Le philtre (extrait de Tristran)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
→EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
→Gérard Cartier / Le Voyage intérieur
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier