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Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir

Portrait de Simone de Beauvoir
Image, G.AdC


« Mon histoire publique, c’est celle de mes livres, de mes succès et aussi celle des attaques auxquelles j’ai été en butte.
En France, si vous écrivez, être femme c’est donner des verges pour vous battre. Surtout à l’âge que j’avais quand j’ai commencé à être publiée. Une très jeune femme, on lui accorde une indulgence égrillarde. Vieillie, on lui tire des révérences. Mais la première fraîcheur perdue, sans avoir acquis encore la patine de l’ancienneté, osez parler : quelle meute ! Si vous êtes de droite, si vous vous inclinez avec grâce devant la supériorité des mâles, si insolemment vous ne dites rien, on vous épargnera. Je suis de gauche, j’ai essayé de dire des choses, entre autres que les femmes ne sont pas des éclopées de naissance. […]

On a formé de moi deux images. Je suis une folle, une demi-folle, une excentrique […] J’ai les mœurs les plus dissolues ; une communiste racontait qu’à Rouen, dans ma jeunesse on m’avait vue danser nue sur des tonneaux ; j’ai pratiqué tous les vices avec assiduité, ma vie est un carnaval ; etc.
Souliers plats, chignon tiré, je suis une cheftaine, une dame patronnesse, une institutrice (au sens péjoratif que la droite donne à ce mot). Je passe mon existence dans les livres devant ma table de travail, pur cerveau. « Elle ne vit pas », ai-je entendu dire par une jeune journaliste. […] Le journal Elle proposant à ses lectrices plusieurs types de femmes, avait inscrit sous ma photo : « Vie exclusivement intellectuelle. » Rien n’interdit de concilier les deux portraits. On peut être une dévergondée cérébrale, une dame patronnesse vicelarde ; l’essentiel est de me présenter comme une anormale. Si mes censeurs veulent dire que je ne leur ressemble pas, ils me font un compliment. Le fait est que je suis un écrivain : une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture. Cette vie en vaut bien une autre. Elle a ses raisons, son ordre, ses fins auxquels il faut ne rien comprendre pour la juger extravagante. La mienne fut-elle vraiment ascétique, purement cérébrale ? Mon Dieu ! je n’ai pas l’impression que mes contemporains s’amusent tellement plus que moi sur cette terre ni que leur expérience soit plus vaste. En tout cas, me retournant vers mon passé, je n’envie personne.
Je me suis entraînée dans ma jeunesse à me foutre de l’opinion. »

Simone de Beauvoir, La Force des choses, Gallimard, Collection blanche, 1963, pp. 674-677.



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