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Mademoiselle Rachel est plutôt petite que grande ; ceux qui ne se représentent une reine de théâtre qu'avec une encolure musculeuse et d'énormes appas noyés dans la pourpre, ne trouveront pas leur affaire; la taille de mademoiselle Rachel n'est guère plus grosse qu'un des bras de mademoiselle George. Ce qui frappe d'abord dans sa démarche, dans ses gestes et dans sa parole, c'est une simplicité parfaite, un air de véritable modestie. Sa voix est pénétrante, et, dans les moments de passion extrêmement énergique. Ses traits délicats, qu'on ne peut regarder de près sans émotion, perdent à être vus de loin sur la scène. Du reste, elle semble d'une santé faible; un rôle un peu long la fatigue visiblement.
Si, d'une part, on considère l'âge de cette jeune tragédienne, et si on réfléchit, d'un autre côté, combien l'expérience est indispensable au comédien, seulement pour dire juste, on doit éprouver une grande défiance en voyant paraître une enfant sous les traits d'Hermione et de Monime. Que de sentiments, en effet, ne faut-il pas avoir connus par soi-même, et jusqu'à l'excès, pour oser rendre des rôles si variés, si passionnés, si profonds, tracés par la main des plus grands maîtres qui aient jamais sondé le cœur de l’homme! Mademoiselle Rachel n'a pas l'expérience du théâtre, et il est impossible qu'à son âge elle ait l'expérience de la vie. On devait donc s'attendre à ne trouver en elle que des intonations plus ou moins heureuses apprises au Conservatoire et répétées avec plus ou moins d'adresse et d'intelligence. Il n'en est rien: elle ne déclame point, elle parle; elle n'emploie, pour toucher le spectateur, ni ces gestes de convention, ni ces cris furieux dont on abuse partout aujourd'hui; elle ne se sert point de ces moyens communs, qui sont presque toujours immanquables, de ces contrastes cadencés qu'on pourrait noter, et dans lesquels l'acteur sacrifie dix vers pour amener un mot; là où la tradition veut qu'on cherche l'effet, elle n'en produit pas la plupart du temps. Si elle excite l'enthousiasme, c’est en disant les vers les plus simples, souvent les plus saillants, et aux endroits où l'on s'y attend le moins. Dans Tancrède, par exemple, lorsque Aménide, accusée par son amant, s'écrie:
Il devait présumer qu’il était impossible
Que jamais je trahisse un si noble lien.
Il est certainement difficile de trouver deux vers plus ordinaires, on peut même dire plus prosaïques. Ils sont au milieu d'une tirade, et, par conséquent, n'appellent point l'attention. Cependant, quand mademoiselle Rachel les prononce, un frémissement électrique parcourt toute la salle, les applaudissements éclatent de toutes parts.
On peut juger par cet exemple du talent particulier de la jeune actrice, car ces deux vers, tout faibles qu'ils sont, n'en expriment pas moins un sentiment vrai, l'indignation d'une âme loyale qui se voit injustement soupçonnée; ce sentiment suffit à mademoiselle Rachel: elle s’en empare, et elle le rend avec tant de justesse et d'énergie, que ce seul mot d'impossible devient sublime dans sa bouche.
Et encore dans le rôle d'Hermione:
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher.
Pour quiconque l'a entendue et sait le prix de la vérité, l'accent qu'elle donne à ce vers, qui n'est pas bien remarquable non plus, est une chose incompréhensible dans une si jeune fille; car ce qui va au cœur vient du cœur ; ceux qui en manquent peuvent seuls le contester; et où a-t-elle appris le secret d'une émotion si forte et si juste? Ni leçons, ni conseils, ni études, ne peuvent rien produire de semblable. Qu'une femme de trente ans, exaltée et connaissant l'amour, pût trouver un accent pareil dans un moment d'inspiration, il faudrait encore s'étonner ; mais que répondre quand l'artiste a seize ans?
J'ai choisi deux exemples au hasard, tels que ma mémoire me les a fournis; j'en aurais pu citer cent autres qui seraient autant de preuves concluantes. Il faut nécessairement reconnaître là une faculté divinatrice, inexplicable, qui trompe tous les calculs, et qui ressemble à ce qu'on appelle une révélation. Tel est le caractère du génie ; il ne faut pas craindre ici de prononcer ce mot, car il est juste. Mademoiselle Rachel n'a pas un talent consommé, il s'en faut même de beaucoup, et cela lui reste à acquérir; elle a besoin d'étudier; mais on peut affirmer qu'elle a du génie, c'est-à-dire l'instinct du beau, du vrai, l'étincelle sacrée qui ne s'acquiert pas et qui ne se perd pas non plus, quoi qu'on en dise; voilà pourquoi il n'est pas à redouter que les compliments lui fassent tort. Si sa poitrine ne se fatigue pas, si on ne la détourne pas de sa route, pour lui faire jouer le drame moderne, avec de l'étude et des passions, elle peut devenir une Malibran. »
Alfred de Musset, De la tragédie in Mélanges de littérature, Œuvres, Alphonse Lemerre, Éditeur, s.d., pp. 322-326.