La peinture précaire : soleils noirs.
Invisible tu l’es dans la mesure où tu es.
Visible, tu l’es dans la mesure où est la créature qui n’est qu’autant qu’elle te voit. »
Nicolas de Cues, Le Tableau, ou la vision de Dieu, chapitre 6.
Je ne sais pas parler de ce que je peins. La peinture elle-même m’en préserve : elle se donne à moi comme une écriture (non pas contingente, mais nécessaire). Sur le support, je fixe cet autre langage, surgi de la mémoire : réminiscence d’un quelque chose que je ne saurais dire et que je peins. Non pour y échapper, mais pour le reconnaître comme une présence du plus intime – et m’y vouer. J’entre alors en attention à l’invisible du réel, à son en-dedans : autant de soleils noirs – lumières de vie dans la nuit obscure. Si noir il y a, il n’est pas que noir. Il est toujours et avant tout associé au soleil – force fécondante, puissance de vie. Le noir devient couleur de lumière, soleil-foyer de recréation, de transformation, de naissance éternelle.
C’est une entrée en matière – spirituelle : une disposition intérieure qui me vide des images et me rappelle à l’Image – Origine incréée qui s’ouvre en moi avec une intensité inouïe : visage tout entier concentré sur ce qu’il a d’universel et d’unique. Car à travers toutes les formes, c’est toujours Lui qui est regardé, comme un archétype délivrant tout le possible du réel, figuré et abstrait. Peindre est donc pour moi l’acte par lequel je prends conscience d’un regard qui me précède et me donne naissance, éternellement. Ce qui apparaît sur le papier n’est donc pas « mien », mais « nôtre ». Je ne peux m’en dire le seul « auteur ». Car il est le fruit d’une unité des regards : un regard consentant et un regard agissant. La main n’en est que le prolongement. Elle signe l’abandon au tout autre regard, présence enflammée d’une lumière surnaturelle. L’image surgit comme la trace de cette présence qui me visite, et me requiert. Depuis le commencement.
L’exigence de peindre « en présence », dans le resserrement de l’attention à cette réalité originelle, nécessite mon abandon, ressenti comme une grâce. Cela se fait sans moi, et en même temps, cela me sollicite pour se faire. Car il faut que j’y adhère. Mais c’est une adhésion ni possédée ni possédante ; c’est un vecteur, un canal à l’énergie créatrice. Et paradoxalement aussi, celle-ci nécessite de ma part une forme de retenue et de lâcher prise.
J’expérimente ma peinture comme une danse sur le fil – un « se maintenir » en équilibre. Chaque geste est un pas en avant, un risque, un saut dans l’abîme qui dénude : le grand blanc du papier –. Et pourtant ce saut n’est pas aveugle : il connaît et ignore à la fois l’autre rive – le ce vers quoi il va. Quand je peins, j’ai confiance en cette force qui m’habite, en cette présence de lumière qui me pousse en avant. Elle me demande une formidable attention – comme une consécration de tout mon être, dans un temps resserré, vécu dans une grande intensité. Mon énergie ici concentrée ne peut l’être réellement que si elle est avant tout consacrée à cette seule présence intérieure. C’est elle qui détermine la rythmique asymptotique de mon pinceau sur la feuille.
L’exigence de peindre « en présence » m’apparaît donc essentiellement articulée à l’expérience violente du renoncement. Qu’il faille lutter avec l’Ange, sur la corde raide, et renoncer pour renaître, est une nécessité inhérente à ma peinture. Je n’écris jamais qu’avec mon sang. La souffrance du renoncement pleinement vécue, et dépassée, permet le passage de la joie – celle de créer, détachée de soi. Aussi ma peinture est-elle précaire – essentiellement prière : mains vides, ouvertes sur le monde – l’offrande d’un quelque chose, toujours déjà là, et aussi toujours susceptible d’être retiré, et donc fragile et pauvre. C’est pourquoi, en sa précarité, ma peinture rejoint la poésie : encres et gouaches, aquarelles et acryliques accompagnent les poèmes, entrent avec eux en relation d’amitié – une conversation infinie qui suppose l’écoute généreuse, et le partage.
Peinture et poésie commencent et s’achèvent en prière, dans la contrée du dénuement : précarité du chant, précarité des choses qui apparaissent sur la toile. Toutes deux se dressent comme les psaumes de la réalité incarnée. Toutes deux sont témoins d’une éternité retrouvée : un seul œil, voyant comme il est vu – pour une seule promesse.
Je terminerai en citant un extrait du sermon allemand 12, Qui audit me, de Maître Eckhart. Car il me semble dire, mieux que je ne saurais le faire, la destination originelle et mystique de la peinture : « Si mon œil doit voir la couleur, il doit être dégagé de toute couleur. Si je vois une lumière bleue ou blanche, la vision de mon œil qui voit la couleur, cela même qui voit, est identique à ce qui est vu par l’œil. L’œil par lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, et une vision, et une connaissance, et un amour. »
Isabelle Raviolo