Ci-après la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le vendredi 25 mars 2011 dans la Salle des fêtes du Palazzo Bastogi à Florence, à l’occasion de l'attribution du Prix Ceppo international Piero Bigongiari du 55e Prix littéraire Ceppo Pistoia : |
ACCADEMIA PISTOIESE DEL CEPPO
55 PREMIO INTERNAZIONALE CEPPO PISTOIA
DIRECTION ARTISTIQUE: PAOLO FABRIZIO IACUZZI
Mohammed Bennis le vendredi 25 mars 2011
dans la Salle des fêtes du Palazzo Bastogi à Florence
Source
Le poème et l'appel à la promesse
55 PREMIO INTERNAZIONALE CEPPO PISTOIA
DIRECTION ARTISTIQUE: PAOLO FABRIZIO IACUZZI
Mohammed Bennis le vendredi 25 mars 2011
dans la Salle des fêtes du Palazzo Bastogi à Florence
Source
Le poème et l'appel à la promesse
Mais c’est pourquoi je confesse
Comme si je ne dirais à personne
Piero Bigongiari
Comme si je ne dirais à personne
Piero Bigongiari
Je suis, aujourd’hui, ravi d’être ici présent à Florence, centre prestigieux d’une culture méditerranéenne en mouvement. Il s’agit de donner à ce moment le signe de dialogue, qui détermine la parole poétique. C’est un dialogue qui part des interrogations que pose le sens de la poésie dans notre temps. À travers ces interrogations nous nous retrouvons, en tant que poètes méditerranéens, si proches les uns des autres, comme de nos amis poètes dans un monde en pleine mutation. |
1. Le poète méditerranéen vit, aujourd'hui, à l'instar des autres poètes du monde, un temps qui est celui de la mondialisation. Il est en rapport, jours et nuits, avec le temps d'une mondialisation de l'argent, de l'industrie, du commerce, des médias et de la culture. Point de souffles. Et l'œil perd ce qu'il voit. Ce temps est celui de l'écho majeur du XIXe siècle. Avec prudence j'écoute, à nouveau, cet écho. Grandissant. Et changeant, en même temps, le lieu d'une connaissance du temps. La prudence veut dire la difficulté de distinguer la différence entre ce temps, le temps de la mondialisation, et la poésie d'une part, et l'impossibilité de continuer à résider sur la Terre, sans distinguer la différence entre ce temps et la poésie, d'autre part. Comment distinguer la mondialisation de la poésie ? Et comment lire la multiplicité des rencontres internationales (et régionales) sur la mondialisation et la poésie (ou la culture) ? Ces deux questions sont indivisibles. 2. Un miroitement me bouscule. II y a ce qui motive, intérieurement, des questions multiples dans le silence. Je n'ai que la prudence dans l'écoute des discours et des lieux où ces discours se produisent. J'entends par là les discours qui circulent, avec vitesse, dans des rencontres internationales (et régionales), pour imposer des réponses incompatibles avec la poésie à une question qui se répète : « Que peut la poésie dans le temps de la mondialisation ? » Cette question est elle-même un écho majeur de la question de Hölderlin : « ...et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Distinction, non-distinction. La tâche est difficile. La prudence, dans l'écoute des discours, indique que celui qui se charge aujourd'hui de poser la question, ou au moins de lui apporter une réponse, n'est pas le poète seul et non plus le poème seul, comme il l'a été au XIXe siècle, ni même la réponse des poètes du XXe siècle, dans un temps qui est dissemblable à notre temps. 3. Dans l'écoute, dans la prudence des réponses faciles, je découpe pour moi-même une part d'un chemin dans le poème. Depuis le XIXe siècle, le poète européen avait heurté ces « villes énormes » selon l'expression de Baudelaire, sur lesquelles les poètes arabes ne savaient rien. Les poètes arabes, arrivants, rares, à cette époque, en Europe, étaient enchantés de voir (et de célébrer) la Lumière dans la ville européenne. Paris. Précisément. Et puis Londres, cette ville-là, où le poète européen moderne avait vécu l'aliénation et la soustraction de la vie et de la connaissance au connu. Nous devons méditer sur l'action de ce poète, portant la langue poétique de l'espace du connu à l'espace de l'ambition métaphysique, c'est-à-dire l'espace d'une langue par laquelle le poète défendait une pensée de l'existence. Cela n'était pas clair, en ce moment-là, pour le poète arabe. Et le temps de la mondialisation accentue, aujourd'hui, les réponses faciles qui rendent indépassable le pouvoir du connu. Le connu se déferle. Un torrent de bibliothèques, de marchés, d'activités, de produits. Ils te coupent le souffle. Point de souffles. Et toi, tu es pris par le monde. Connu. Plus puissant. Et soumis, tu te livres à la consommation. Dévoué, tu t'intègres dans le connu, qui n'a pas de limite. Ton univers est connu, en un clin d'œil. Enfermé dans une boîte. Les extrêmes de l'Orient se fondent dans les extrêmes de l'Occident. Rien que l'Occident. Et toi, tu n'arrives plus à distinguer l'information du savoir, la mondialisation de la poésie. 4. Deux orientations nouvelles gouvernent les politiques internationales et régionales, dont le profit rapide est la logique. Logique qui pousse à priver l'être humain de l'essentiel, à savoir la langue. Cette constatation ne nous permet plus de confronter le problème de la distinction entre le temps de la ville planétaire, de la mondialisation, et la poésie, sans confronter, tout d'abord, l'abandon de la langue. La mondialisation accélère l'abandon de la langue, sans laquelle il serait impossible à l'être humain de rester présent et actif dans la désignation de la subjectivité et du destin, inséparables dans la langue, la vie et la poésie. Chaque poète moderne, dans notre monde méditerranéen, concerné par le problème de la distinction que traduit la prise en considération de la subjectivité et du destin, se trouve confronté à l'abandon de la langue. Le poète arabe ne diffère pas, en cette confrontation, des autres. La mondialisation, à laquelle le monde arabe s'intègre, d'un jour à l'autre, se reflète sur lui. Elle se présente dans sa vie quotidienne comme dans sa vie culturelle. Abandon dévastateur, qui ne se prête qu'au regard inflexible, habité par le sens du deuil. 5. « Qui donc, si je criais, parmi tes cohortes des anges, m'entendrait ? ». C'est la perplexité de Rilke, au début des Elégies de Duino. Une voix verticale. Elle monte du poète à lui-même. Dans le silence qu'on ne repousse pas. Un cri qui est la violence de voir l'abandon de la langue. Ainsi, je peux, aujourd'hui, interpréter le cri de Rilke. Le mouvement moderniste de la poésie arabe a son propre cri. C'est le signe de la résistance, incarnée dans les valeurs de la critique et de la découverte. Par ces deux valeurs, le poème est devenu étranger. Résidant à l'extrême, extrême du dire. Cet itinéraire enflammé a fait venir la promesse et lui a dit : habite ma langue, l'arabe. A son tour, la pensée moderne du poème, dans la promesse s'est constituée, alors que le poème donnait l'hospitalité à l'autre, poèmes et langues qui appartiennent à des temps et des civilisations. La liberté du poème arabe était le chemin que le poème avait découvert dans son chemin vers la promesse de la langue, en tant qu'héritage et hospitalité. C'est le chemin que le poète arabe moderne avait choisi en prenant partie pour un temps poétique différent. La face lumineuse de la culture arabe ancienne, riche de son divan, de son écriture, de sa pensée, de sa mystique et de son art, a permis au poète arabe moderne d'entrer en dialogue avec la langue de la vie quotidienne et avec la littérature internationale, et lui a appris la liberté de la critique et de la découverte. C’est le même chemin suivi par les poètes italiens modernes, qui savent mieux que d’autres ces fameux vers de Dante : « ainsi du bois brisé sortaient à la fois/des mots et du sang ; moi je laissais la branche/ tomber… » (L’Enfer, XIII, vv. 43-45). Tradition bien conservée à travers l’histoire italienne, depuis le Moyen Âge. Dante avait comme maître Virgile, Pétrarque les Anciens, grecs et latins. Le temps moderne italien nous le dit sans déstabiliser la tradition : Montale ou Zanzotto, l’un et l’autre sont fixés sur la face lumineuse d’une poésie italienne, d’une culture européenne et internationale, pour atteindre le nouveau et le moderne. Cette expérience si riche du dialogue est aujourd'hui menacée sous prétexte de céder au monde de l'utilité, que la mondialisation glorifie sans remords, à l’encontre de l'option du chemin de la subjectivité et de l'ouverture de la modernité sur l'hospitalité des langues et des cultures. Les conséquences immédiates dans le Bassin méditerranéen ne sont pas identiques. La langue arabe moderne, par exemple, est, aujourd'hui, au vu d'un cri qui se déclenche dans la nudité du cri d'Al-Mutanabbi (poète du Xe siècle) « étranger de visage, de main et de langue », traversant à l'extrême, unifié à une vision par quoi il lit un temps. 6. Le poète européen du XIXe siècle fut le prophète de la langue. Constructeur d'une poétique de la vision. Ce qui a rendu au poète la qualité de prophète, et à la poésie le statut de la vérité. Lorsque la langue du connu devint étroite sur une pensée poétique, le poète du XIXe siècle ouvrit les portes de sa demeure (poétique) pour donner l'hospitalité à d'autres langues et cultures, de l'extrême, de l'Orient, de l'étranger, au moment où il descendait dans son intériorité pour faire parler l'inconnu de la langue. Confronté à la langue, séduisant ses secrets, ensorcelant ses spectres. Le poète apercevait que la langue, en tant qu'héritage et hospitalité, est ce qu'il possède et ce qui l'interroge sur ce qu'il fait d'elle dans le poème. 7. Mais l'apologie du profit, que la mondialisation généralise, n'abandonne pas seulement la poésie, elle procède également à l'abandon de la langue. Positions qui, vigoureusement, se complètent. II ne faut pas s'étonner. Celui qui abandonne la poésie est conduit à renoncer à la langue. L'abandon de la poésie est à la fois l'abandon de la langue et de sa promesse. Dans l'échange quotidien entre informatisation, médiatisation et consommation, la mondialisation se désengage vis-à-vis de la langue. N'importe laquelle. L'abandon de la langue est une contagion qui touche plusieurs langues. Nous assistons à cet abandon de la langue-des langues qui reste, malgré tout, caché derrière des idéologies protagonistes. On ne considère pas cet abandon de la même manière que celui de l'idée de la poésie, qui est suffisamment répandue. C'est le coté clair du discours de la mondialisation. Il tranche. La poésie n'a plus de promesse. Elle est l'inutile. Heureusement que nous sommes bien préparés à ne pas croire à un pareil jugement de valeur. Le discours sur l'abandon de la poésie a déjà une histoire. Par ailleurs, la mondialisation a pour sa part confirmé cet abandon, en privilégiant la langue de l’utile, pour mieux faciliter l'abandon de la langue et sa promesse. La langue de l'utile, qui se multiplie dans les discours de la consommation et de l'information, donne pouvoir au clos, dont le nom recouvre les fanatismes de l'identité et de la croyance qui ont causé des ravages dans plusieurs coins du monde. L’utile et le clos exilent la poésie et la privent de la promesse dans la ville planétaire. Lorsqu'on fait l'éloge de la langue de l'utile, on prêche l'abandon de la poésie, nous nous désintéressons, tout simplement, de l'abandon de la langue-des langues. L'abandon d'une promesse de l'héritage et de l'hospitalité. Un monde où règne la langue de l'utilité et du profit, où la poésie est chassée de la ville planétaire, est un monde où l'humain et l'essentiel sont menacés de ne plus survivre. Dans la conception, radicalement moderne, de Humboldt : « la langue est une brèche par où s'engouffre et où demeure sans cesse en alerte le dynamisme spirituel de l'humanité. » Ce dynamisme spirituel est la promesse de la langue qui est, toujours d'après Humboldt « une vision du monde » et « une suite ordonnée de pensée ». L'existence de la langue est reliée à ce dynamisme que traduisent l'inconnu et l'infini qui trouvent leurs sens forts dans la poésie. La poésie est la source de la langue, sa matrice, son eau, et sa lumière. Elle est le travail d'une subjectivité, qui traverse la langue, par laquelle l'homme « donne forme en même temps à lui-même et au monde », selon Humboldt. Dans la langue, le poème découvre l'extrême, lieu où la langue retrouve le souffle, où le poème est lui-même et ne l'est pas. Il fait voir, dans un clin d’œil, à ceux qui l'affrontent, son extrême pour se dérober. L'exil de la poésie de la ville planétaire est une annonce, avant tout, d'une aphasie qui mettra l'humain hors de l'humain. L'abandon de la langue de l'inconnu et de l'infini, la langue que seule la poésie invente, se présente désormais comme la pâleur qui touchera le monde. L'aphasie est une détention du monde, de l'humain et de l'essentiel, dans un lieu hors du monde. L'abandon de la poésie est l'abandon d'une pensée, inconnue et infinie. Aphasie à ceux qui vont venir, ceux qui ne donneront plus ni une vision inconnue, ni une forme infinie à eux-mêmes ou à leur monde. 8. Devant une mondialisation qui se précipite, nous avons à poser la question : « Que peut le monde pour sauver la poésie afin de sauver la langue ? » La question apparaît prioritaire, et elle est adressée aux institutions, qui décident de l'avenir des sociétés humaines et de leurs civilisations. C'est la question, qui porte la poussière noire de la poésie au monde, par le renversement de la question. Nous apprenons que le point de vue de notre monde sur la poésie, en étant le contraire de l'utile et du profitable, est obligé de douter de son postulat qu'il soutient pour exclure la poésie de la ville planétaire, exil et exclusion. Le monde n'écoutera pas une telle question, parce qu'elle vient de l'extérieur de la logique du profit. Dans la non-écoute, le regard du poète s'oriente vers un ailleurs. Le poète veillant sur la langue dans l'extrême. La promesse. Poser la question, en tant que telle, est une étape sur le chemin de la distinction entre le temps de la mondialisation et la poésie. Cela veut dire que le poète doit chercher un autre chemin, et c'est à lui que revient de trouver une réponse, juste, à la question du comment sauver la poésie afin de sauver la langue. 9. Les poètes critiques, de par le monde, sont intégrés dans la recherche d'un autre chemin, qui évite le remords sur le choix de la solitude et les lois de l'hospitalité dans la solitude. Le projet de toute institution non libre se confirme, exactement, dans le rejet de l'efficacité de la recherche d'un autre chemin du poème vers l'appel à la promesse. Ainsi la distinction entre le temps de la mondialisation et la poésie se précise. Si le temps de la mondialisation est le temps de la négation de la poésie et de l'abandon de la langue-des langues, en tant que promesse, l'idée poétique sur notre temps mène à une critique de l'idée de l'abandon de la langue. Autant l'idée de la poésie se base sur la conception de la poésie comme source de la langue, autant la critique du temps de la mondialisation démontre qu'il est, au titre de la résistance, le temps de la poésie. Chemin autre. Déviation. Marge sur l'autoroute du temps de la mondialisation. C'est la sagesse d'un poème qui s'obstine à donner à la langue un lieu extrême, qui se prolonge dans la terre nue, dans la solitude. Un poème qui est l'écriture, le souffle qui s'enracine dans l'essentiel. Départ dans les distances les plus appauvries. Il part vers les sources d'une connaissance inconnue. Ni plus élevée que d'autres connaissances ni moins. Elle est une connaissance différente, celle des secrets de l'inconnu et de l'infini. Vers elle nous nous orientons, partant dans le froid et la chaleur, pour être tout près du poème. Le poème fait appel à la promesse, chaque fois le poème se trouve abandonné par les laboratoires de l'information et de la consommation, ou par les prisons des fanatismes, qui interdisent, tour à tour, la langue de l'inconnu et le mot de la suggestion. 10. Le poète européen du XIXe siècle, constructeur de la poétique de la vision, ou le poète du XXe siècle, engagé dans un conflit avec la langue, sur la propriété de la langue, sont deux poètes qui appartenaient, déjà, à un temps où la langue représentait l'Histoire, l'Universalité et l'Absolu. Valeurs suprêmes des systèmes de pensées qui se réjouissaient de voir l'Histoire marcher en Avant, vers le Progrès. Mais le poète d'aujourd'hui vit dans le temps d'une mondialisation qui abandonne entièrement la langue, déclarant l'inutilité de la langue-des langues, la fin de la promesse de la langue et de la poésie. Quoi qu'il en soit, la déclaration de l'inutilité de la langue ou de la fin de la promesse n'est que la fin d'une interprétation de l'utilité et de la promesse. Le malheur ne nous attrapera pas en nous renvoyant à la fin d'une interprétation, qui ne signifie jamais la fin de la langue ni de la poésie ou de la promesse. Et, de près, nous observons ce qui a changé, maintenant, dans l'idée qu'avait la poésie au XIXe siècle. Le poète se retrouve, aujourd'hui, retiré du territoire de la langue, interdit d'une intériorité, d'une subjectivité et d'un destin. Les promesses des Lumières ne sont pas les seules abolies, après deux guerres mondiales et les guerres de colonisation, mais la promesse de la prophétie elle-même est abolie. La chute du mur de Berlin a entraîné, de son côté, une crise des valeurs politiques et morales dans un monde de mutations technologiques sans précédent. Par là, le devoir du poète n'est plus de s'installer dans la promesse d'une nouvelle prophétie, ou de continuer à croire en l'idée de la vision prophétique du poète du XIXe siècle sur la poésie. Son attachement à la promesse a changé de lieu une fois le lieu lui-même de la langue changé. Dans le menacé demeure le poète, aujourd'hui, en observant ce que fait la mondialisation de l'abandon de la langue. Par la demeure dans la langue et par son observation, l'action du poète consiste à accueillir le souffle extrême des mots dans le poème. Demeurer dans la langue est ce par quoi le poème rejoint l'appel à la promesse de la langue. Il suffit de suivre de près la vitesse des discours, d'observer au jour le jour le changement des positions, pour se rendre compte des dangers qui entourent l'existence de la langue. Une politique linguistique orchestrée se prolonge, sans merci, au delà de l'abandon, vers l'anéantissement de la pluralité et du dialogue des langues dans le monde. Mais, malheureusement, nous ne sentons pas cet anéantissement avec la rigueur qu'exige la responsabilité d'être avec et dans le monde. Les poètes eux-mêmes font rarement attention à cet anéantissement de la pluralité et du dialogue des langues dans le monde. 11. L'abandon de la langue-des langues porte le devoir du poète au lieu de l'essentiel, qui est la demeure sur le territoire de la langue, défendant une pensée poétique autre, alors qu'il défend, par le souffle, la pureté des mots. La langue dans le froid de l'abandon. En marge des autoroutes. Elle est aujourd'hui, là-bas. Elle avoisine le léger, l'éparpillé, le murmurant, le dissimulé, l'oublié, le souffrant, l'informe. Voilà la demeure qui devient primordiale du poème. Elle est la langue, la langue du menacé dans notre vie et notre mort. Ce qui ne représente aucune valeur dans les bourses de l'utile. Revisité par le souffle poétique, d'une subjectivité qui ne se prête pas, l'inutile se protège de l'anonymat d'une vie et d'une mort, sur les boulevards du froid. Le poète fait aujourd'hui appel à la promesse parce qu'il est le veilleur de l'inutile, la langue, la langue de l'inconnu, la poésie. Dans le léger, l'éparpillé, le murmurant, le dissimulé, l'oublié, le souffrant, l'informe, le poème veille sur la langue, sur l'appel à la promesse de la langue, inconnue et infinie, afin qu'elle mérite l'héritage et l'hospitalité, secret difficile à inscrire dans une prophétie ou dans l'imitation d'une vérité extérieure au poème. La promesse de l'héritage et de l'hospitalité est une promesse d'une connaissance en processus, à jamais en processus. Par cet acte, le poème résiste à l'abandon de la langue, invente une pensée poétique d'une subjectivité à venir, dans l'avenir. 12. L'abandon de la langue est pluriel. Il est l'abandon dans l'abandon. L'abandon de la langue dans la poésie et l'abandon d'une vision et d'une forme dans la poésie. Ce n'est pas sans raison que le doute nous atteint lorsque nous remarquons le développement de l'aspect de performance, du spectacle, qui remplace les mots dans la poésie, par la musique, par la danse, comme si la langue était condamnée à devenir muette. Il y a des poètes qui deviennent les ennemis d'eux-mêmes en devenant ennemis de la langue dans le poème. Si « le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue » précision donnée par Mallarmé dans Crise de vers, la poésie était, toujours, créatrice du lointain, de l'extrême et du solitaire. C'est la poésie en elle-même, non comme elle est définie par Aristote à partir des seules espèces de l’art poétique grec, de sa finalité, et des règles de sa composition. La poésie en elle-même est le pluriel qui est unique dans le départ vers l'extrême, langue d'une connaissance que ne l'on n'arrive pas à toucher que par la transe. Sur le chemin du poème, vers le poème, par la demeure dans la langue et par l'hospitalité de la langue de l'autre, durant les moments d'une nuit qui ne se dévoile jamais, « une nuit qui n'a pas de matin » dans le dire d’Ibn Arabi. Là-bas, dans l'extrême de la langue, des poétiques se rencontrent et dialoguent par des espèces et des règles infinies. La poésie, certes, est ouverte à tous ceux qui la désirent, sans aucune discrimination. Mais une fois qu'on établit l'abandon de la langue, dans le but de croiser le grand public, le contrat du profit s'impose. Le contrat dans la poésie est la résiliation du contrat, comme l’écrirait Jacques Derrida. La performance n'est qu'une invitation à l'abandon de la langue. Par contre, le poème doit douter d'une réponse qui l'extermine, dans la place de l'anéantissement. La défense de la langue, de la poésie, est la défense de l'essentiel dans l'interaction entre les hommes. Ce qui signifie l'interaction du souffle entre le poète et les autres dans et avec le monde. Accompagnement des étrangers d'un étranger qui donne à la langue le mérite de devenir un héritage. 13. L'abandon dans l'abandon occupe les discours qui fondent la civilisation du profit. II y a ce qui accélère la vitesse de l'abandon des langues et de la poésie. La communication est une formule tempérée de l'abandon dans l'abandon. Lorsqu'on prononce à partir de ce postulat, qui réserve à la langue la fonction communicative, on accepte l'ambiguïté de substituer une langue à une autre. A cette face dérobée de l'anéantissement de la langue, on ne prête pas suffisamment attention. Quand il s'agit de l'observation, il faut commencer par soi-même. L'abandon de la langue arabe est ce que nous vivons au Maroc, comme d'autres peuples vivent l'abandon de leurs langues. L'anglais, lui-même, ne se sauverait pas du risque de l'abandon. Du côté du devoir, la réflexion des poètes, sur les situations de la langue dans la ville planétaire, est urgente, dans tout appel à la promesse. Par la notion de communication, des poètes aussi se déplacent, aujourd'hui, de leurs langues d'héritage culturel, pour opter pour la langue de l'autre. C'est la différence entre l'hospitalité de la langue de l'autre et l'abandon de la langue de l'héritage culturel, quand on se déplace vers d'autres langues. A chaque poète le droit de se déplacer de la langue de son héritage culturel pour écrire dans une autre langue. Mais ce droit réservé à chaque sujet ne peut pas faire du poète un veilleur sur la langue, sur une vision et une forme de la langue de son héritage culturel sur le monde. Dès lors la prudence de l'ambiguïté doit se maintenir. Ce droit réservé à un sujet est inconcevable pour imposer un tel choix à une société ou de faire de lui une réalité linguistique (et culturelle) admise dans une société, dans un temps qui est le temps de l'abandon de la langue, la langue d'une culture, d'une société et d'une civilisation, c'est-à-dire la langue par laquelle des sociétés humaines donnent une vision et une forme à leurs vies et à leurs morts. 14. La critique des discours qui renient la poésie en elle-même, dans la réponse à ce que peut la poésie au temps de la mondialisation, n'aboutira pas à une cohérence si elle n'est pas pensée à partir de l'idée de résistance, et de la résistance dans la résistance. Il est impératif, dans ce sens, de réfléchir sur le discours de l'identité. Je voudrais dire la relation entre la langue et l'identité, dans un temps qui multiplie les guerres entre identités et nationalismes, lorsqu'elles se fortifient dans le clos. Si le national est un niveau de la langue, la poésie n'est pas une invention de la nation. Il est l’invention d’un sujet, sujet unique. L'identité comme adresse postale du nationalisme ne s'enracinera pas, par conséquent, dans le soubassement unique de l'invention poétique ni dans la conception de la langue dans la poésie. On peut, aujourd'hui, voir comment l'idée du nationalisme et de l'identité a souvent réduit la poésie à un discours qui n'existe qu'avec le besoin de l'ennemi. La poésie est le contraire de cet esprit. Elle est la rose de l’amitié, de l'hospitalité, de l'ouverture, et de l'infini. La résistance de la poésie, par opposition à l'abandon de la langue, devient significative chaque fois qu'elle se délivre de l'idée de l'ennemi et lève le rapport avec la poésie à l'essentiel, dans la poésie et dans la langue. Sans quoi le poète se traînera, derrière une idée que les poètes avaient déjà soulevée auparavant, selon laquelle on ne peut en poésie oublier que celle-ci est, avant tout, une recherche du beau, de l'amical, et de l'impossible. 15. L'appel à la promesse, en tant que pensée poétique indispensable à toute existence humaine se présente, aujourd'hui, à partir de la demeure du poème dans l'infini et l'inconnu de la langue. Demeure qui bouge, lentement, dans l'incertain, descendant aux traces cachées de l'hospitalité des langues et des cultures, dans des directions que nous ne connaissons pas a priori. Le poème seul nous renseigne sur elles, dans des coups répétés, écoutant la langue, lieu de l'essentiel, en choisissant les marges et les rivages. Faire durer l'héritage et l'hospitalité est aujourd'hui un appel à la promesse. C'est la résistance du poème face à l'abandon de la langue. Chaque fois que nous nous arrêtons devant un mur qui barre le chemin. Par le peu, le menacé, le douteux, le rejeté, l'abandonné, le poète accueille l'un des jours de la poésie, en elle-même, dans l'espace de la langue, lieu païen dont nous n'apercevons les balbutiements que par la transe. De nouveau, dans la solitude, le poète expérimente et se reprend, posant sur le chemin le souffle du chemin. Ainsi le poète méditerranéen ne refuse pas le tragique, rocher incontournable du temps de la mondialisation. A l'encontre de ça, il écoute le tragique pour apprendre à nouveau le chemin du poème vers l'appel à une promesse autre de la langue. L'horizon de l'héritage et de l'hospitalité est l'horizon de l'appel de l'existence. Oui. Que l'héritage de la langue parle dans le poème. Et que l'hospitalité des langues y parle à son tour. Dans les marges et les rivages difficiles à effacer. Là-bas, une autre connaissance du poème, et une autre vérité dans le poème. Un air à l'extrême. Un bruit bas rattrape le poème. |
MOHAMMED BENNIS Source ■ Mohammed Bennis sur Terres de femmes ▼ → Bernard → Invitation → [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne](poème extrait de Lieu païen) → Galaxie (poème extrait de Vin) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur Imperfetta Ellisse) Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia → (sur Lyrikline) dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis |
» Retour Incipit de Terres de femmes