Corsica / Mare nostrum: Photographie: G.AdC
L’alchimie de Terres de femmes :
Une discussion du lundi 21 mars 2011
Entre Angèle Paoli, Yves Thomas († 2021) et Guidu Antonietti di Cinarca
à propos de la revue littéraire numérique "Terres de femmes"
respectivement responsable de la rédaction, éditeur/webmaster et, directeur artistique.
YT : Tout a commencé avec le site Zazieweb d'Isabelle Aveline (site qui ne fonctionne plus aujourd'hui). Un petit groupe de "zazienautes" alimentait ce site. Ce qu'on y trouvait ? :
- des comptes rendus de livres, de lectures
- des zones de débats, organisés par moi-même (YT), notamment un à propos de la littérature slovène
- un magazine, un peu plus secret et réservé
- une anthologie de poésie par Florence Trocmé
Ce fut un site génial, mais dont la formule avait fini par vieillir.
GA : Zazieweb n'était cependant pas du tout un site secret, c'était une vraie référence professionnelle pour les éditeurs. Ce site a eu un rôle fédérateur extrêmement important à un moment où Internet et les blogs commençaient vraiment.
AP : Nous avons discuté d'un nouveau site/blog à partir d'octobre 2004. En novembre, Florence Trocmé a créé le site Poezibao. En décembre, nous (Yves et moi-même) avons créé "Terres de femmes". Je voulais quelque chose de structuré, de construit, pour pouvoir présenter mes textes et des poésies d'autres auteurs. Yves avait une expérience d'édition de 30 ans (Bordas, Microsoft Encarta) et trouvait qu'un blog avait quelque chose d'amateur.
YT : Puis j'ai fait mon autocritique et je me suis dit qu'on pouvait construire ce qu'on voulait (notamment via des bases de données). Le cahier des charges entre nous est strict : Angèle écrit et choisit les textes à mettre en ligne, je m'occupe du travail éditorial. Guidu envoie ses photos et images.
GA : Je fais de la photo depuis toujours, depuis l'âge de 15 ans. Mais on se demande toujours quoi en faire, de ses photos (voir ici le site de ses "aquatintes"). J'ai 150 000 photos (classées suivant les lieux où je les ai prises). Je me suis intéressé à Internet dès son arrivée dans les années 1990, par curiosité naturelle et parce que j'y ai trouvé un moyen simple de communiquer mes images.
Concernant mon travail pour "Terres de femmes" : quand je lis un billet d'Angèle (ou d'un autre contributeur), un élément entre en correspondance avec ce que j'ai dans ma mémoire (je me souviens de la plupart des mes photos). C'est un déclic, une réaction au texte. Et dans l'heure, j'envoie une photo à Yves. C'est une photo par jour, donc. Depuis décembre 2004, 3500 notes ont été mises en ligne. Un texte aveugle (sans image), ça m'embête. C'est un principe tout à fait différent du site Poezibao, où il n'y a aucune image.
YT : Je signale l'importance des images de Guidu dans les raisons de la fréquentation du site "Terres de femmes". Notre site a connu un pic de fréquentation en 2008, puis celle-ci a légèrement décliné (avec l'arrivée du micro-blogging) avant de remonter aujourd'hui. "Terres de femmes" reçoit entre 1000 et 1200 visiteurs par jour. L'article sur la Vénus Hottentote (écrit par Marielle Lefébure), par exemple, est un des plus consultés. Concernant les images de Guidu, celle envoyée pour le billet sur Paul Eluard, "Je t'aime", a un succès fou.
AP : Il est arrivé aussi que j'écrive à partir des photos de Guidu, notamment pour la série de bois flottés intitulée "Le Passeur de mélancolie", qui avait été exposée à l'espace Orenga de Gaffory, à Patrimonio.
Puis Angèle Paoli nous dit à propos de son récent ouvrage "Carnets de marche", paru en 2010 aux éditions du Petit Pois, de David Zorzi :
AP : David Zorzi a lu des extraits de mes "Carnets de marche" que je mettais en ligne sur "Terres de femmes". Il tenait lui-même un blog, "Cordesse". Il m'a dit qu'il voulait les éditer, qu'il allait créer sa maison d'édition. C'était fin 2009. A partir de ce moment, j'ai interrompu la publication numérique. Nous avons travaillé durant trois ou quatre mois, en commun. Il analysé le manuscrit, m'a conduit à recadrer, resserrer. J'ai accepté ses remarques avec une confiance absolue. Et nous avons poursuivi les relectures et les corrections.
YT : Ce fut un vrai travail d'éditeur comme on en faisait il y a trente ans, dans les années 70. Les éditeurs prenaient des risques.
AP : J'étais dans un certaine incertitude face à ces "carnets". Des lecteurs du site étaient frustrés par l'arrêt de la publication numérique. Et puis David a fait un premier tirage à 150 exemplaires. Qui a été rapidement vendu. Un deuxième tirage est en cours.
AP : J'étais professeur à Amiens, jusqu'en 2005, un travail très absorbant. Nous avons alors décidé de nous installer en Corse, dans un contexte plus libre. Nous avons construit notre univers : avec l'ordinateur dans l'ancien moulin à huile et l'ADSL. Jusque-là je ne m'étais pas autorisée l'écriture. Puis mon travail, mes comptes rendus de lecture, pour Zazieweb m'ont donné de la confiance. Et je me suis dégagée de mes techniques universitaires pour parvenir à une expression personnelle.
C'était aussi une façon de trouver une expression pour des femmes qui subissait la loi du silence.
Je veux parler du silence qui se faisait à propos de mes grands-mères. Elles n'avaient pas eu le droit de parler. Alors j'ai pris ce droit.
Par ailleurs, j'étais intimidée par la poésie "obligatoire" que j'enseignais au lycée (Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire, etc.). Je ne connaissais rien à la poésie contemporaine et ultra-contemporaine. Florence Trocmé me disait toujours : "Tu ne connais pas tel auteur ?". Cela m'a permis de sortir des sentiers tout tracés. Lire la poésie d'aujourd'hui autorise l'écriture. Certains auteurs sont des embrayeurs d'écriture.
Les "Carnets de marche" sont la conséquence d'une rupture affective considérable.
Quitter la Picardie, ce fut laisser des milliers de livres, des affaires pour aller occuper une maison de famille dans le Cap Corse. La Picardie est une très belle région, il faut aller au-delà des clichés. Il y a de larges espaces de terre et de ciel.
Aller en Corse ne se concevait pas sans l'ADSL. C'est ce que nous avons demandé au maire de Canari.
La maison familiale est un Casone avec ses dépendances, construit par Dominique Baldassari, au début du 19ème siècle, à son retour de Trinidad. Il s'agissait de réinvestir cette maison. Et d'en faire à nouveau un lieu de rencontre familiale.
Après mon travail pour le site, je ressens le besoin de sortir du moulin. Je marche, en suivant quasiment toujours le même chemin, sur la même distance, avec quelques variations. Quel que soit le temps qu'il fait. Et j'ai mes carnets avec moi : j'écris durant cette marche. La marche libère mon esprit. Les allures différentes de mon pas créent des rythmes d'écriture différents. L'écriture passe par le corps. Il y a alors ce que j'appelle des "traversées de pensées". Le passé, ce que je vois, mes lectures me viennent à l'esprit. Et j'essaie de dire ces choses dans l'infime et l'intime du corps.
J'en avais assez d'être muselée. Je voulais m'autoriser d'écrire ce que je voulais. Je ressens cela très fort. J'en avais assez du silence qui pesait dans ma famille (je pense à la lettre cachée de ma grand-mère) ou dans l'espace politique public.
YT : Je trouve qu'il y a la même rage chez Angèle que chez Marcu Biancarelli (voir ici sa lecture de "Vae Victis", recueil d'articles de MB).
AP : Concernant les différents lieux côtoyés durant ces marches, il y a "Hanging Rock (Australie)". Ce nom étrange vient d'un livre conseillé par mes élèves, "Pique-nique à Hanging Rock" (voir ici un lien vers le film tiré du roman de 1967), qui évoque une sorte de jungle en Australie, où des jeunes filles disparaissent. Et j'ai donné ce nom à un endroit justement couvert d'une végétation délirante, sur le chemin que je parcoure sans cesse. Végétation de jungle, humide, des lianes. Un lieu inquiétant. Cette route me ramène à des images de l'enfance (les aventures du Club de Cinq). Avec des sensations de l'enfance : la peur en même temps que le désir d'aller vers ces endroits inquiétants.
Retranscription de François-Xavier Renucci
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