Michèle Finck,
La Ballade des hommes nuages,
Arfuyen, Paris, 2022
Lecture d’Aurélie Foglia
Ph : G.AdC
Lire dans le livre des nuages
On se souvient de l’étranger baudelairien, qui se tient pour toujours au seuil des Petits poèmes en prose en gardien taciturne, sans visage et sans nom. Quels sont ses liens ? Qu’aime-t-il ? Sous le feu des questions, il se dérobe tour à tour à toute appartenance familiale, territoriale et religieuse. Ce qu’il aime exclusivement, ce sont « les nuages, les merveilleux nuages », qui le détachent de l’ici en l’entraînant vers un ailleurs. Michèle Finck, dans La Ballade des hommes-nuages, s’attache à l’un de ces « étrangers » vivant à la frange du monde. Enfermé dans un « goulag psychiatrique », pendant treize ans il se voue à peindre et filmer des nuages, de merveilleux nuages.
Il est aussi « enfermé dans mon cœur », écrit la poète : « Et suis enfermée / Avec lui à jamais ». Dans ce lieu hors du monde, « Tu m’apprends à lire / Le livre des nuages. » L’écriture permet ce passage empathique de l’un à l’autre, cette vie à la place, pour celui qui en est privé par la camisole chimique et qui passe au loin, prisonnier de lui-même à perpétuité : « Je deviens toi. Suis. toi », jusqu’à pouvoir écrire « Nous », ce pronom composé d’un « homme-nuage » et d’une « femme-nuage ». Une telle rencontre en marge de la société et de ses codes est poignante, parce qu’elle fait apparaître l’émotion d’un amour qui ne peut pas avoir lieu, ni se dire, sur le mode traditionnel de la vie partagée, ni partageable. L’autre est ailleurs, soustrait, obéissant à d’autres logiques. L’idée de couple se délite. Comment le suivre ? Comment le rejoindre ?
Ce livre de poésie, assumant sa part autobiographique, est un livre adressé, qui porte l’aveu d’un amour ardent, infini, pour un fou, et qui voudrait le lui dire encore et toujours. La lyrique amoureuse émane ici d’une voix féminine qui trouve la force de parler à la première personne, toute tendue vers le souvenir, vers la pensée d’un autre absent, non pas mort, mais déjà mort parmi les vivants. « Sans toi homme-nuage / C’est la vie / Sans la vie » dit un tercet de la dernière section, adaptant le tracé elliptique du haïku.
À la fin de son poème en prose « Mademoiselle Bistouri », Baudelaire lance cette invocation, qui est une prière : « Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! » Le livre profond de Michèle Finck se tourne tout entier vers ces « hors-la-vie », « frères énigmatiques » « qui combattent effroi aux frontières / De la folie ». Il interroge ce mystère d’une différence irréductible et des « frontières » en essayant de rejoindre l’autre au lieu même où il rêve, soustrait à la vie réelle et à ses lois. Car de l’autre côté, il y a cet autre, qu’on peut appeler « Om » avec la poète, d’une seule syllabe comme primitive. « Mais chaque fois que je te vois souffrir / Om j’ai mal à l’être humain. » Om, pronom écorché, n’a pas de biographie ; il est moins de chair et de sang que de cette matière fugitive et dispersible du nuage. C’est un être qui par nature échappe, encore plus que tout autre évanescent et indéfinissable. On ne peut pas l’atteindre : on ne peut que tendre vers lui.
Car les « hommes-nuages » comme Michèle Finck les appelle, sont avant tout des « Humains », rendus à la dignité de leur majuscule, même s’ils suivent la trajectoire irrattrapable des étoiles filantes. Elle va les retrouver à tâtons pour tenter de leur restituer leur aura, contre les discours qui les condamnent sans appel avant de les faire disparaître. Qui sont ces parias abîmés qui dépassent les limites ? Ces reclus invisibles, ces errants aériens tournés avec passion vers la page nue du ciel ? Ne seraient-ce pas les véritables héros de la poésie, eux qui sont toujours décalés et à côté ? Ne portent-ils pas en eux la possibilité vitale de la faille, l’invention d’un autrement, contre le rempart froid de la raison et ses carcans ? Ce livre est une quête : dépassant son constat d’impuissance, il part à la recherche du mot qui manque, qui toujours manquera, il creuse autour, il creuse vers l’autre, il creuse dans la langue meuble et incertaine. Quel est ce mot qui manque, pour que l’autre arrête enfin de souffrir ? Ce mot volatile comme un « nuage » ? Ne serait-ce pas « Amour », quand c’est l’amour qui manque au monde ?
Des images remontent, peuplant le « musée intérieur » de la poète. On notera les échos avec les œuvres antérieures, tout ce qui se tisse avec constance d’un livre à l’autre, basse continue qui donne sa cohérence à un parcours poétique. Le livre lui-même prend une forme hybride, trouée, allant du récit en prose poétique jusqu’aux vers suspendus et raréfiés sur la page jusqu’à la simple profération, d’un souffle. En écho à Villon, épousant l’ancienne forme libre et composite de la ballade qu’elle rend contemporaine, reprenant et déclinant en « balbutiant » le refrain de la folie, la parole se dépouille, devient dense et démunie, haletante. Le blanc s’en mêle. Car les signes échouent, s’ils ne se (dé)font pas eux-mêmes de cette même matière fugitive et immatérielle que les nuages. Le poème n’est poème que s’il n’est pas poème. Il s’agit bien, sans doute, de parcourir toute la gamme, de présenter au lecteur un « monstre » littéraire qui ne rentre pas dans les cases ni les représentations préconçues, mais qui, à l’image d’« Om », déjoue les attentes et, par la brèche découverte, vient toucher directement au cœur.
La chronologie remonte le fil, le récit de vie, le témoignage. Loin des spéculations théoriques, tout est inscrit dans tout, dans la peau, rien n’est extérieur au vécu. Il faut le drame qui marque la mémoire, les instants d’intensité pure qui retraversent le texte comme des fusées, le souvenir qui vibre en explorant les cavernes et les arcanes du temps. « Poème : escalader flamme les rocs de la mémoire ». Quand la poète remonte en arrière, ça commence par le « Grand-papa-de-Hagenbach », crâne fracassé, trépané. La folie est inscrite partout, dans l’histoire individuelle comme dans l’histoire collective. Elle rôde, elle vient nous redemander des comptes, qu’avons-nous fait de nos frères les fous ? Où les avons-nous mis ? Les aurions-nous trop vite muselés et mis à la trappe, refoulant ce trouble qui envahit la psyché et le langage ?
La musique, redevient, comme dans les livres de poésie antérieurs, source de poèmes. Telle cette écoute de Boulez : « La non possession peut seule / retenir l’autre. » Ce livre, véritablement possédé par l’autre, fait le choix de « retenir » cet autre, dans sa volatilité extrême, sans pour autant se l’approprier. Le cri flirte avec l’infini : l’étroite nature humaine est enfin sortie de ses gonds. « Connaissance par les larmes », pour reprendre le titre d’un livre antérieur : dans ces pages qui sont un ciel, Michèle Finck nous invite sur les traces d’« Om » et nous apprend, déchirée entre joie folle et douleur sans remède, à lire dans le livre des nuages.
Extrait :
Miserere
(chœur a capella)
"Pitié pour les hommes-nuages
Qui combattent effroi aux frontières
De la folie Humains Sont êtres humains
N’en faites pas des proscrits
Des hors-la-vie
Au-delà des séjours vitaux
Premier secours urgence
Sauve-qui-peut accident mental
Hôpitaux peuvent être lieux où devenir
« Fou »
Ô vous mes frères énigmatiques et si maigres !
Pitié pour vos cerveaux qui crient
D’absolu dans la nuit spirituelle
Pitié pour vos crânes lourds de savoir
Qui éclairent la terre de chacun
De leurs os Pitié pour vos crânes
Avec de grands trous noirs..."
(p. 259)
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