Le Cavaliere est secoué d’une étrange émotion. Lola frissonne. Elle le regarde, fascinée. Elle le suit dans ses déplacements. Jusque dans les méandres de sa folie. Il passe une main fébrile dans sa chevelure. Il se lance dans l’histoire de sa grand-mère. Celle dont la photo fait face à Lola. Elle lève les yeux sur la vieille femme au corps lourd, engoncé dans les superpositions de ses jupes et jupons, le visage serré dans un fichu noir. Zia Ghjuvana. C’est son nom. Le nom inscrit sur la photo.
Il raconte Zia Ghjuvana. Zia Ghjuvana et Lopigna. Leur visite à Lopigna, un jour lointain de son enfance. Ce jour-là, la zia avait entraîné ses petit-fils dans les mouvements de ses jupes. Elle leur avait demandé de se faire beaux. Il y avait noce au village. Eux aussi étaient invités aux épousailles, avec tous ceux du canton. Il y aurait des musiciens. Les violoneux de Rezza. Et des accordéonistes, aussi. Il y aurait la sérénade, le soir, en l’honneur des nouveaux époux.
Elle leur avait remis leurs habits du dimanche et leurs beaux souliers. Ils étaient fiers, les deux frères, fiers d’accompagner la zia sur les routes et de prendre la calèche. Sortir du village, c’était presque l’aventure. Ils avaient cahoté toute la matinée, tirés par la jument noire. Au sortir de la châtaigneraie, ils avaient fait halte un moment au pied de la grande cascade. Histoire de se rafraîchir et de se dégourdir les jambes. L’eau tombait du haut de la montagne en un voile dru. Le Voile de la mariée. Des éclats irisés d’arc-en-ciel jouaient dans le soleil. Des gouttes de fraîcheur embrumaient les joues des enfants. Ils s’étaient penchés au-dessus du parapet. Pour voir. Pour mieux mesurer la hauteur de la chute et les profondeurs des eaux bouillonnantes.
Giudice avait remarqué, posé de guingois dans l’anfractuosité d’un rocher, un étrange bouquet de fleurs sauvages noué d’un ruban de paille. Il voulait savoir pourquoi était déposé là un bouquet et à qui il appartenait. La zia hocha la tête pour éviter de répondre au petit. Son frère, sans doute plus averti, l’avait gentiment admonesté en lui donnant un coup de coude. Qu’est-ce qu’elle en savait, la zia, de ce bouquet ? Rien ! Peut-être rien en effet. Mais elle n’avait pu s’empêcher de marmonner du bout des lèvres quelque parole magique, histoire de conjurer le « malocchju ». Elle avait ensuite bousculé les deux frères et ils avaient repris leur route vers Lopigna. À Lopigna, ils étaient descendus devant la maison à l’entrée du village, juste après le cimetière. La zia avait frappé au heurtoir de la porte. Ils avaient perçu le martèlement irrégulier d’un pas déhanché dans le corridor. Un homme était venu leur ouvrir. Il avait surgi dans le chambranle du « portone ». C’était un bel homme, grand et fort. Ils le regardaient, impressionnés tous deux par son imposante carrure.
C’était lui, « u notariu », le « notaire ». Un homme taillé dans le granit, superbe et racé. Le visage encadré d’une barbe abondante et soignée. Il portait beau la tenue traditionnelle des Corses de la montagne, le chapeau à larges bords, le velours épais maintenu par une taillole de couleur sombre, la veste de bonne laine jetée sur la chemise de coutil ! Il se tenait droit devant elle, la zia. Elle s’était blottie dans ses bras. Elle semblait soudain toute petite, mais peu lui importait. Elle était toute à la ferveur de cet instant. Une ferveur que les enfants ne lui avaient jamais vue. Pas même avec son époux, le « caporalinu ».
Ils étaient allés jouer un moment dehors, laissant la zia et le notaire à leurs conciliabules et à leurs secrets. Puis le couple était sorti dans le jardin et lui, l’aîné, il s’était mis à imiter l’homme derrière son dos. À mimer sa démarche déhanchée de claudiquant. Soudain, la zia s’était retournée sur le gamin et l’avait surpris dans l’exécution de ses facéties d’enfant espiègle. Elle avait bondi et lui avait jeté au visage toute sa violence : « Je te maudis de l’autre monde ! » Le jeune garçon, foudroyé par cette menace était parti se réfugier dans la châtaigneraie voisine. Entraînant Giudice, son frère cadet, dans son désarroi et sa dérive. Les deux frères, déjà liés par une grande complicité, se trouvaient soudain unis dans la même terrible malédiction.
Peut-être la zia Ghjuvana, sans doute un peu strega, avait-elle dilué ses pouvoirs de mazzera dans l’âme tourmentée de son petit-fils ? Et mazzeru, Giudice affirmait qu’il l’était. Tout en se refusant de l’être. Tout en luttant pour ne pas sombrer dans la spirale de forces occultes contraires à la raison. Giudice avait très tôt compris qu’entre son frère et lui, il y avait quelque chose d’au-delà de l’amour. D’au-delà même de la mort. Quelque chose du « fratellu » était passé en lui. Subrepticement. Ses blessures profondes et douloureuses s’étaient insinuées dans sa propre chair. Depuis le temps lointain et confus de la malédiction de la zia. Depuis le temps plus récent de l’accident. Depuis que sa jambe meurtrie le faisait boiter.
C’était arrivé un jour. Il avait eu cet accident. Le frère avait été percuté. Violemment propulsé sur la chaussée. La mobylette, désarticulée, gisait loin de lui, les roues battant l’air inutilement. Il avait été transporté aux urgences. Son état était critique. Pourtant, au bout de quelques semaines, il avait fini par émerger de son enfer comateux. Mais sa jambe droite était broyée. L’opération, longue et fastidieuse s’était soldée par un demi-échec. L’adolescent avait frôlé l’amputation. Tant bien que mal, après de longs mois d’incertitude, le « fratellu » avait été remis sur pied. Mais il boitait. Et il boiterait sa vie durant. Comme le « notariu » dont il avait ri, enfant.
Ce n’est que beaucoup plus tard, vers le temps de leur adolescence, que les deux frères ont appris comment ça lui était arrivé, au « notariu », cette claudication. Enfant, Ghjacumu avait fait une vilaine chute. Il était tombé d’un arbre. Mais pas n’importe quel arbre ! Il était tombé du figuier. Le meilleur du village. Le figuier des di Cinarca. La famille rivale de la sienne. Ghjacumu avait profité de l’heure longue de la sieste pour se faufiler chez l’ennemi, dans l’espoir de chaparder un plein panier de fruits. Il avait pris appui sur la branche haute pour atteindre les figues à point, les figues « scritte ». Hors de portée. Mais la branche haute s’était brisée d’un coup sec. Il avait perdu l’équilibre. Les figues étaient allées s’écraser dans les ronces et lui avait dévalé la pente et heurté un rocher. Il était sorti démantibulé de cette mésaventure. Durablement marqué. Fortement diminué. Ainsi Ghjacumu Battesti avait-il été puni, enfant, de son incursion chez les di Cinarca.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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