Image, G.AdC
« Aux armées, 5 novembre 1939
Rirette chérie. Reçu hier soir ta lettre du 1er novembre. Il est bien agréable de se dire qu’après quinze ans, on s’aime assez pour échanger des lettres d’amour, et qu’on a en somme triomphé de tout ce qui sépare les gens. Ce séjour aux armées me rappelle un peu le séjour en Arabie, mais nous savons plus de choses, nous sommes bien plus profondément complices, nous avons appris à nous passer de littérature. De sorte que sans doute ce temps ne sera pas perdu, s’il ne se prolonge pas jusqu’à une époque où j’aurai une longue barbe blanche et où je me promènerai le long de la ligne Maginot dans une petite voiture à chenilles. Julie de Lespinasse, Juliette Drouet, quelques autres dames n’ont qu’à bien se tenir. Tu le sais, la légende veut que, pour apaiser les combattants et les consacrer exclusivement à des pensées guerrières et à la contemplation de leur destin militaire, les puissances font répandre du bromure, du camphre dans le vin, le sel, le café. Cette légende me paraît frivole et s’il y avait du camphre dans le vin, du bromure dans le café, les hommes au palais le plus étamé s’en apercevraient, mais je n’ai pas besoin de ces témoignages du goût : c’est assez que je lise une lettre de toi, que je t’en écrive une, que je pense à ta robe rose de Piana, à ta robe plissée de l’hiver dernier, à ce retour de Prague en décembre 37 où tu n’en finissais pas de jouir, pour que j’aie la preuve physique et personnelle qu’il ne peut y avoir de bromure dans le vin. De sorte que nous n’avons aucune inquiétude à avoir pour le moment de ma permission et qu’il suffira que j’aperçoive extrêmement peu de tes genoux, de tes cuisses, que tu viennes sans aucune provocation lancer ta langue dans ma bouche pour que nous arrivions à des résultats honnêtes. Je crois qu’il sera sage que tu renonces à l’usage vain du pantalon. Il nous restera assez de temps pour parler et nous dire des choses importantes. A propos de Talmud, je viens de lire que le Eben Haeser y prescrit aux ouvriers de ne faire l’amour que deux fois par semaine, aux savants que le sabbat, aux âniers qu’une fois par semaine, aux chameliers qu’une fois par mois, aux seuls rentiers tous les jours : il faudra que je me range dans la dernière catégorie. On lit aussi dans le Talmud, livre plus badin que je ne pensais, que quiconque fait l’amour en dessous de sa femme aura le délire (Gittin 70) : c’est un délire bien agréable, je t’embrasse, dans l’esprit de ce qui précède.
Nizan. »
Henriette Nizan, Libres mémoires, Robert Laffont, 1989, page 272. Edition établie par Marie-Josée Jaubert.
Espagne, 1933. Rirette (Henriette Alphen-Nizan) et Paul Nizan
posent devant une toile peinte
dans la boutique d'un photographe de fête foraine.
Ph. D.R. BNF, Manuscrits, fonds Paul Nizan
Paul Nizan
Ph. D.R. BNF, Manuscrits, fonds Paul Nizan