Lecture (Extrait)
Reprenons. En Camargue, il faut toujours reprendre le fil de l’eau. Des millénaires durant, le Rhône ne passait pas ici : le grand Rhône, descendant d’Arles, bifurquait vers l’ouest dans un dernier et long méandre, appelé le « Bras-de-Fer », qui se jetait dans la mer là où se trouve aujourd’hui la plage de Beauduc.
À l’est du Bras-de-Fer, il y avait des prairies inondables qui s’appellent ici des sansouïres, et beaucoup d’étangs salés – la terre, à ce degré méridional, est comme déposée sur la mer qui la précède : elle est composée d’alluvions millénaires par-dessus le sel immémorial, et n’existe que depuis le XVIIe siècle et le petit âge glaciaire qui a vu baisser le niveau des mers du globe (voir première partie, « Avenue de Camargue »). Les fonds des étangs dégorgent de sel sous les crues du Rhône ; en été, lorsque l’eau s’évapore, le sel décore les rives de couronnes blanches et cristallines. Depuis les débuts de la présence humaine en Camargue, il en est l’une des ressources les plus communes et le plus précieuses.
Mais ce cristal va prendre une immense importance politique dans la France classique. La gabelle, cet impôt mis en place d’abord à titre exceptionnel au Moyen Âge, puis systématisé à mesure que se constitue l’État central du royaume de France, a tout d’un bon impôt pour les princes : le sel, nécessaire à la conservation des aliments, est indispensable à tous, ce qui fait qu’on peut prévoir et garantir ce bénéfice aussi nombreux que les contribuables d’une année sur l’autre. Il devient monopole d’État et l’un des revenus principaux sous Louis XIV : la gabelle représente un tiers des recettes de la Ferme générale mise en place par Colbert, l’ancêtre du Trésor public. Évidemment, cet impôt, dont sont exemptés les nobles et le clergé, est une injustice pour le tiers état. Mais c’est ce qui s’appelle une sécurité financière pour le régime.
En tant que région productrice de sel, le comté d’Arles ne paye pas la gabelle. Mais Marseille, oui, et la forte taxation encourage le marché noir. Ici, juste derrière le they* que nous gravissons lentement, et qui n’existe pas encore, dans cette marche orientale du delta de la Camargue, loin de tout peuplement humain, les faux-sauniers viennent en douce prélever l’or blanc sur le bords des étangs, traversent par un sentier le massif du Rove, au-dessus de Fos, longent la Côte Bleue, l’Estaque, et le revendent au noir à Marseille et alentour, là où l’impôt est en vigueur.
Les fermiers des gabelles (les percepteurs du fisc), conscients de cette contrebande, cherchent à contrôler le sel des étangs- il faut donc en contrôler l’irrigation en eau douce. Ils ouvrent un petit canal entre le début du Bras-de-Fer et ces étangs, ainsi qu’une série de roubines (c’est-à-dire des vannes) entre les étangs qui se succèdent jusqu’au littoral. Le sel est dissous, sa cristallisation sous contrôle royal. Faudrait pas non plus que les ressources naturelles soient en accès libre, non mais oh.
À son autre extrémité, d’ailleurs, le sentier des contrebandiers voit se construire deux belles citadelles signées Vauban, qui tiennent en joue non pas le large, mais le port de Marseille. Les roubines entre les étangs témoignent, comme les meurtrières du fort Saint-Jean, de la domination de l’homme sur le territoire, mais aussi, et peut-être surtout, du roi sur le territoire. Ici comme partout, l’aménagement est à la fois assainissement, domestication, contrôle de richesses, contrôle des mouvements, et donc, en définitive, contrôle des gens. La politique, qui est une politique d’aménagement national n’est pas menée par tous mais par quelques-uns, pour quelques-uns. Le colbertisme est franchement admirable, pas franchement humaniste.
Enfin, quoi qu’on en pense par ailleurs, les choses ne restent pas exactement telles qu’on croyait les avoir fixées. Comme l’eau, par exemple. En 1711, alors que, selon la légende, un roubinier étourdi a oublié de refermer une vanne, un fort mistral, par une nuit de février, fait déborder le Rhône de son méandre du Bras-de-Fer. Le fleuve furieux s’engouffre dans le canal, emporte les roubines, submerge les étangs, et roule droit au sud vers la mer. Le grand Rhône contemporain est né.
Les ingénieurs du roi en stabilisent les nouvelles berges : le nouveau parcours du fleuve fait gagner presque vingt kilomètres à la navigation entre Arles et la mer. La volonté de maîtrise, l’erreur humaine et l’aléa météorologique ont dévié le cours du fleuve. Le Bras-de-Fer s’assèche peu à peu, les salins bordent désormais le fleuve, et les alluvions rhodaniennes se regroupent désormais à l’embouchure, où les courants littoraux les répartissent de part et d’autre en deux longues plages, dont, à l’est, celle sur laquelle nous marchons : le they de la Gracieuse.
« They »: nom donné à « la flèche de la pointe littorale »
Fanny Taillandier, DELTA, Empires, III, SYMBIOSE, Le Pommier, 2022, pp. 75,76,77, 78,79.
Agrégée de lettres, Fanny Taillandier écrit des textes longs et courts et propose des formes multimédias (musique, installations) sur le territoire et ses récits. Elle est l’autrice notamment, de la fiction documentaire Les États et empires du lotissement Grand Siècle (PUF, 2016). Les romans Par les écrans du monde (Seuil, 2018) et Farouches (Seuil, 2021) constituent les deux premiers titres du cycle « Empire ».
© Hermance Triay
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