<<Poésie d'un jour
" L’un d’eux, leur chef... "
X
La voix qui va devant, qui tout ensemble suffit et ne suffit pas,
voix qui donne tout et plus que tout. A la fois ma voix et la voix
d’un autre que moi
Ma voix avec ma vie, ma vie en moi, plus vaste que moi, sa
tessiture, tout son élan
Voix qui ouvre, qui souffre, c’est toi dedans
Voix qui tout à la fois conduit et éconduit
Voix du plus profond de soi, en avant de soi, étrave et geste du
doigt
Voix quia douceur dit non, avec ardeur dit oui, dont le non
mène au oui
Voix amoureuse dans le fond de ma nuit
Quand la pureté se fait déchirante et dans la nuit jour, quand la
voix se fait innocente et en même temps incompréhensiblement
violente, cri qu’un appel surmonte
Voix de tout ce qui en soi appelle, et hors de soi ; de tout ce qui en
soi répond. Et n’est pas soi
Voix où j’aspire dans le même temps que j’expire, où suivant ma
vie j’adviens me traverse. Le visage et sa surprise
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Un jour, tu avais six ans, des hommes en armes ont encer-
clé ta maison, celle où tu vivais avec les tiens, sœur, parents,
grands-parents, en Corrèze, loin de chez vous, pour vous
protéger. Ces hommes ne nous voulaient pas du bien. Ils
portaient l’uniforme des occupants, de ceux qui vous pour-
suivaient sans répit et voulaient votre disparition. L’un
d’eux, leur chef, est entré dans la cuisine où tu dessinais. C’est
tout ce que tu avais trouvé pour écarter le danger : dessiner
des chevaux, des cavaliers, des danseuses, des amoureuses, ce
qu’il y avait dans ta vision d’enfant. Il s’est approché de toi,
la lumière passait à travers la fenêtre et tu n’as pas bien vu
son visage sous la visière. Il t’a prise sur ses genoux, a regardé
tes dessins, a pensé à sa fille qui avait ton âge et dessinait
là-bas elle aussi à Berlin, et ils sont repartis, vous laissant
saufs et sans voix. Tu les avais chassés, peut-être convertis, tu
savais désormais quelle force il y a dans ceci : être vulnérable
et continuer à rêver, ne pas cesser de rêver, laisser agir en
soi par la blessure ouverte le souffle qui nous ouvre et nous
porte, qui passe à travers nous et se poursuit d’être en être
tant que nous serons vivants, tant que nous serons blessés et
ouverts, jusqu’à ce qu’il nous ait tous fait naître, chacun de
nous, intégralement, jusqu’à ce qu’il nous ait transformés
et offerts.
De là vient la voix qu’on entend en soi et hors de soi, de là
vient la voix qu’on entend dans le poème.
Jean-Marc Sourdillon, « L'Aspiration » in N'est pas là, Poésie, Éditions Gallimard 2025, pp.77, 78, 79, 80.
♦ Voir aussi, Jean-Marc Sourdillon sur→ TdF
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