Lecture
Je l’ai dit, j’ai désormais compris que j’étais juif. Je l’ai compris parce que les Juifs sont pourchassés et que nous, les Konorski, nous sommes devenus des fugitifs. Nous devons nous cacher constamment. Bien malgré moi, on m’a rangé dans l’abominable catégorie des gens traqués. Je l’ai intégré. Sans la guerre, j’aurais peut-être toujours ignoré mes origines. J’ai pensé à cette éventualité pendant longtemps. Un ami m’a dit un jour, au cours d’un voyage : « Ne te tracasse pas. Si tu ne l’avais pas appris, ls autres se seraient chargés de te le rappeler. » Par la suite, j’ai pleinement assumé ces origines. Tout d’abord, avec un peu de réticence, puis avec fierté quand j’ai découvert la richesse du peuple hébreu […] (44)
Notre quartier est donc devenu dangereux. Les signes précurseurs de la catastrophe se multiplient. Brutalités sans nom, arrestations, rafles, pillages et massacres s’amplifient terriblement depuis l’automne 1941. Délations et dénonciations s’intensifient. Des Polonais accusent même leurs voisins catholiques d’être « non aryens ». Pour les Juifs, la situation est devenue dramatique. « L’organisation rationnelle et industrielle des mises à mort a débuté à l’été 1941, quelques jours après l’offensive allemande en Union soviétique. »
Par souci de sécurité, il vaut mieux se séparer. La fuite est inévitable. La famille éclate. Je reste à Grochów avec Genia. Auprès de cette femme catholique, j’aurai plus de chance d’échapper au bourreau nazi. Mes parents partent, chacun de leur côté. Ainsi, si l’un est capturé, l’autre peut toujours espérer s’en sortir. Mon père « disparaît », j’ignore où il va. Ma mère part se réfugier chez des amis.
Après quelques semaines de répit, ma gouvernante et moi sommes à notre tour obligés de quitter Grochów. Je ne connais pas les raisons de notre départ. Peut-être notre logeuse nous a -t-elle hébergés provisoirement… Nous rejoignons Falenicka, toujours dans la banlieue de Varsovie, et arrivons chez la belle-sœur de Genia, Helena, qui vit seule avec sa fille Alinka. Le mari d’Helena n’est pas là. Militant socialiste, il sera fait prisonnier en novembre 1942 et déporté dans un camp. Il s’en tirera par miracle. Je suis un peu amoureux d’Alinka, cette fille de mon âge, très blonde aux yeux bleu-vert. Je l’admire comme une « déesse de la liberté ». Elle peut sortir quand elle le désire. Moi, le clandestin, le Juif, je suis obligé de rester caché en permanence.
Genia veille sur moi. Je suis sous sa protection. Ce matin-là, nous nous trouvons dans le tram. Un passager polonais me regarde fixement. Il détaille le petit garçon que je suis, brun aux cheveux bouclés. Ma gouvernante le fusille de son regard bleu acier. Ma vie est sauve. Le logement d’Helena est situé à la lisière du ghetto de Falenicka. Or, le 20 août 1942, ce ghetto est liquidé. On craint que les Allemands ne recherchent les fugitifs réfugiés dans les maisons des environs et me débusquent. Je dois à nouveau partir. La mort rôde. On arrête, on tue partout. Je me sens comme une bête traquée, même si nous sommes toujours installés du côté chrétien.
Genia ne peut pourtant continuer à me cacher. Pourquoi ? Je n’en sais rien, ou j’ai dû oublier. Elle me confie à ma mère qui a, jusqu’ici, « navigué » de refuge en refuge au centre de Varsovie pour échapper aux redoutables griffes nazies.
Nous sommes à la fin de l’été 1942.
Janusz Konorski, Une Enfance dans la Nuit, Récit d’un survivant juif polonais, Première partie, Le Cherche Midi 2025, pp. 44 et 47, 48.
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