<<Poésie d'un jour
Unica Zurn (1916-1970)
autrice et dessinatrice allemande,
compagne de Hans Bellmer, schizophrène et suicidée.
Source
UnicA : elle n’a que ce mot-là à la bouche, un mot
simple en apparence – 5 lettres, 3 syllabes – pourtant
le mot s’échappe, s’étire en volutes de fumée, le mot
volette en papillon
I : le corps du papillon
Un et Ca : les ailes
C’est un papillon jaune, un citron de Provence, le
plus beau.
Le papillon cherche un endroit où aller, il aimerait se
poser sur la bouche d’une petite fille, dans un dessin
de H., genoux écorchés, elle sent la fraise et la vanille,
une odeur de bonbon colle à ses vêtements, une
fragrance plus épicée grandit en son milieu, mélange
de sous-bois et d’étang.
Le papillon jaune aime les petites filles effrontées
car elles seules ont la grâce et la pureté, elles seules
expérimentent la liberté du jeu, ribambelle de petites
filles sans l’esprit de l’Homme-Jasmin, elles font des
bêtises, prennent des risques, parlent à des inconnus
croisés dans la rue, certains leur montrent leur SEXE,
elles s’en fichent, se moquent d’eux et de leurs petites
limaces, elles les font pleurer, elles en rient encore plus
fort.
Les petites filles sont cruelles, grimpent partout,
mettent tout à la bouche même si ça semble
dégoûtant, elles crachent si nécessaire. Quand elles
jouent à la VIE, elles oublient le jour et l’heure, tout
occupées à leurs jeux, elles cuisinent des festins
pour des amies imaginaires avec pour ingrédients
terre/ cailloux/ feuilles/ fruits du tilleul/ vers de terre.
Elles servent les plats dans leur plus belle dînette,
mettant les petits plats dans les grands pour
impressionner l’adulte invité. Les petites filles savent
y faire, elles ne sont pas innocentes, déployant des
trésors d’imagination pour charmer les adultes,
surtout les adultes mâles. Les petites filles veulent
qu’on les aime – comme tout le monde. Elles utilisent
ce qu’elles ont : leurs sourires enjôleurs, leurs petits
corps mignons, leurs mots doux. Elles imitent leurs
mères. Les petites filles mènent le monde à la baguette,
elles apprennent tôt à manipuler, à être capricieuses,
coquettes, colériques. La société les formate dès le
jardin d’enfants […]
unicA s’appelle NorA
unicA est le personnage construit par norA, son
double artiste, son double écrivain
norA est celle qui subit
unicA est celle qui agit
unicA a réussi
unicA a effacé norA
unicA veut la gloire
unicA veut l’argent
unicA : femme-oiseau, long cou gracile, flamant
rose /héron/cygne
unicA : femme-poisson aux mille reflets impossible à
pêcher
unicA : le silence
unicA : un message crypté
unicA : femme-arbre aux larges ramures pour mieux
se cacher
unicA : femme-serpent ondulante, aies confiance,
dit-elle
unicA : femme-nombre, 99
unicA : femme lettre, M
unicA : femme-enfant, nostalgie pour la contrée des
vertes amours enfantines
unicA : femme-miroir brisée en petits morceaux –
dans chacun, un œil nous regarde
unicA se souvient de ce qu’elle a vécu, invente ce
qu’elle voudrait vivre. Elle puise dans ses lectures /
observations/ conversations. Comme le facteur Cheval,
elle récupère de la vieille vaisselle. De ces rebuts elle
fait un PALAIS. Elle fouille dans les poubelles. Va de
maison en maison récupérer des vieilles choses :
meubles/ bibelots/ vêtements, drames personnels/
secrets de famille, violence conjugale/ inceste,
maladies honteuses/ filles perdues/ avortement/
internement. Elle écoute, regarde, elle a appris à
décrypter les signes, elle sait décoder les attitudes, les
larmes retenues, la colère prête à sauter au visage du
premier venu, les regrets qui plombent le corps, les
remords qui rongent l’âme, le désespoir qui fragilise,
la résignation qui immobilise la volonté.
Elle récupère tout ça dans un grand sac, rentre
chez elle, s’installe sur la table de cuisine, déballe
tout, aux matériaux de seconde main, elle ajoute des
souvenirs/ fantasmes personnels, commence le travail
d’anagrammes/ patchwork/ mosaïque avec tous ces
morceaux de vie épars.
Marianne Desroziers, poésie, UnicA ou le morcellement, Préface Philippe Labaune, illustration Armelle Le Golvan,
Éditions Sans Crispation, 2025, pp.71, 72, 73, 74.
__________________
UnicA ou le morcellement est un hommage rendu à l’artiste-poète Unica Zurn dont l’œuvre graphique et littéraire a séduit les surréalistes. Compagne de Hans Bellmer, elle fut internée à plusieurs reprises et mit fin à ses jours à Paris en 1970. Marianne Desroziers prend ici le parti d’en écrire un livre, ou disons-le, un poème, voire un récit où « tout serait inventé et où tout serait vrai »… « Quelque chose d’écrit qui serait comme la trace » qu’Unica aura laissé sur nos âmes, mais aussi nos corps. Un livre « sororal » qui, comme dans « Sylvia, ou la fille dans le miroir » (un hommage cette fois rendu à Sylvia Plath) nous fait pénétrer l’univers hors norme d’une femme fragmentée…
ALCA ( → Agence Livre Cinema et Audiovisuel )
______________________
Commentaires