Lecture
Un moment vient où le vent se lève et où il souffle au loin les nuages qui pesaient sur la ville. Leur lourd rideau gris et blanc glisse sur la tringle invisible de l’horizon et, disparaissant sur le côté, laissant place à l’azur sur lequel toute silhouette se détache, il découvre soudainement le formidable spectacle d’une cité héroïquement dressée vers le ciel. Soudainement : comme sur un coup de cymbales qui donne, triomphal, le signal aux musiciens et auquel succède le crescendo presque cacophonique des cordes et des cuivres éclatant en désordre, montant en vagues qui éclaboussent l’oreille depuis le fin fond de la fosse d’orchestre.
Comme chez Maurice Ravel. Je veux dire le Ravel du Concerto pour la main gauche ou celui du Concerto en sol majeur, du troisième mouvement dont l’énergie claironnante soutenue par le frénétique clapotis du clavier contraste avec la lenteur extraordinairement poignante du deuxième dans lequel les instruments murmurent mélodieusement. Des compositions, qui, à quelques années près, sont plus ou moins contemporaines du roman dont je parle. Tout comme Rhapsody in Blue de George Gershwin, auquel, maintenant, je pense plutôt. Parce que si ma mémoire est bonne – je n’ai pas revu le film depuis l’époque très ancienne de sa sortie -, la musique en accompagne les plans avec lesquels Woody Allen, dans Manhattan, filme en un panoramique majestueux les hautes tours qui surplombent le parc au centre de sa ville. En noir et blanc. Comme si le seul noir et blanc pouvait donner une idée des vraies couleurs de la vie et, anachronique, montrer le monde au présent, dans ce présent qui est de tous les temps.
La couleur est l’affaire des peintres. Elle donne la vie au dessin. Adams le sait. À l’atelier, on le lui a enseigné. Et comme il s’y connait mieux que moi, pour une fois, je me garderai bien de l’expliquer à sa place. Chaque saison, dit-il, a sa couleur. Le blanc pour l’hiver, on l’a vu et cela va de soi. Mais contrairement à ce que l’on croit, ajoute-t-il, le vert n’est pas la couleur du printemps. Le printemps est plutôt jaune selon la teinte que le soleil naissant donne à l’herbe nouvelle.
Adams peint comme il n’a jamais peint auparavant. Euphorique. Le noir du dessin qu’il a posé parmi le blanc de la toile se remplit de couleurs qu’il lui donne et où domine le jaune qui n’est pas seulement la couleur du printemps mais aussi celle des songes. Car c’est toujours en jaune que l’on rêve. Je dis « jaune » faute de posséder les termes qu’il faudrait dans mon vocabulaire. Moi, je ne suis pas peintre et j’ignore les mots du métier, ceux qui servent à un artiste et qui lui permettent de nommer toutes les nuances. D’ailleurs, je ne suis pas certain qu’il s’agisse vraiment d’une couleur. Plutôt l’éclat que la lumière confère aux êtres, aux choses sur lesquelles elle se pose, selon l’heure du jour et qu’un instant suffit à changer. Le jaune que réfléchit un plan d’eau ou bien un pan de mur, le miroir du trottoir mouillé et celui des fenêtres aux façades que dessèche le vent, celui qui imprègne le bleu du ciel ou le vert des forêts, le jaune de la peau, de la chair qu’enflamme un rayon, qui met un peu de cuivre dans les cheveux bruns et qui ajoute son or aux cheveux blonds… »
Illustration : G.AdC : " La couleur est l’affaire des peintres."
Philippe Forest, Et personne ne sait, roman, Éditions Gallimard 2025, pp.73,74.
Né en 1962, Philippe Forest est romancier, essayiste , professeur de littérature à l’université de Nantes.
Si tous ses romans expriment l’expérience du deuil – de L’Enfant éternel (Gallimard, 1997) à Je reste roi de mes chagrins (Gallimard, 2019) –,
il signe aussi des essais, dont Le Roman, le réel et autres essais (Cécile Defaut, 2007),
ou des biographies – Aragon (Gallimard, 2015, prix Goncourt de la biographie 2016).
Parmi ses ouvrages plus récents, l’on peut citer Napoléon. La fin et le commencement et Éloge de l’aplomb et autres textes sur l’art et la peinture,
tous deux parus en 2020 aux Éditions Gallimard,
et un texte plus orienté vers les questions sociétales actuelles : Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke (Gallimard, 2023).
Photo © Catherine Hélie/
Gallimard/opale.photo
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