<<Poésie d'un jour
LI
La vie galope vers la mort comme un cheval fou. Suis-je sur ce cheval, aveuglé par sa course ? La vie a faim et soif, veut tout dévorer avant de s’effondrer dans le profond silence. La mort n’a pas de bride, elle fuit et revient, va en tous sens, minaude, lance ses filets dans les recoins obscurs. La mort a des mains plus larges que le ciel et le bleu infini de la peine. Que valent les terrasses ensoleillées sur lesquelles sommeillent des jouets, survivent quelques plantes près du linge qui sèche, où étincellent les mains de femmes le long des cordes qui jouent dans le vent ? Les maris sont partis en haute mer. Toi seul demeures dans une chambre de l’île isolée où tu relis les pages d’un poète. Ce même poète tant admiré pour son silence, qui s’est éteint de vie lasse, congédiant la poésie, toutes les phrases qui n’ont ajouté que du malheur au sien propre, préférant le silence à tout autre chose. Le livre est ouvert au-dessus de la mer. Les pages se tournent sans effort grâce à la brise qui y met tout son cœur. Les lettres noires brûlent au soleil et tu ne lis plus que du blanc sous lequel coule la nostalgie des détresses et des déchirements. Connais-tu le cœur calme, l’âme sans effroi ? La souffrance est un puits où l’on va boire. L’écriture est une épave rouillée dans le sable que l’on découvre par hasard au crépuscule, au détour d’une marche. Les épaves sont un récit exemplaire de l’autrefois et de l’avenir. Elles voilent et dévoilent ; loin d’être muettes, elles parlent à qui passe à leur proximité. Le poète du Nord avait besoin du Sud qu’il a chanté en de brèves phrases qui explosent dans le cœur comme des détonations. Elles traversent la chambre du bruit sourd, puis vont s’éteindre entre les murs, contre les pâles copies de peintres. La voix du poète n’est pas morte, son chant est audible dans ce silence d’outre-tombe. Tu vois les pages une à une que tournent les secondes. Tu lis les signes qui sont comme des fruits que ta main récolte, tandis que ton regard est happé par le bleu de la mer, les plaintes du dehors, les blessures des vagues. Il est des lieux où l’on ne peut entendre la vitesse du chant, sa splendeur élégiaque. Là, tout est voué à la désolation, bien que des mains d’enfant recherchent le soleil, que des femmes rangent le linge avec grande patience. Cette patience a vécu, les hommes sont rentrés de haute mer, les femmes sont à d’autres tâches, délaissant le servage, courant enfin vers l’étendue pour lire les récits de la rouille et du sable.
LII
Les oiseaux, mes alliés fidèles, me poursuivent entre les pins, vont vers la mer, étirant leurs ailes entre les branches. Les oiseaux sont des veilleurs, des éveilleurs. En deviner un au-dessus de mes épaules, m’est un secours indicible. A sa suite, ma vie devient légère et je peux hanter tous les chemins. Les pins ont des visages, il nous suffit d’ouvrir les yeux pour percevoir quelque chose de leur grâce. Nous coucher dans leur ombre, attendre le crépuscule, rentrer à la maison le cœur un peu moins lourd. L’été est loin, l’hiver refoule les promeneurs. Ils ont abandonné ces maisons entre les mains du silence, et les persiennes ne protestent pas de leur départ. Sont si belles ces bâtisses délaissées comme des vieillards ou des enfants. De vieux figuiers cachent leurs murs et des lauriers dansent devant les fenêtres. Elles seront seules dans l’hiver, et alors ? La mer est à leurs pieds, les oiseaux enchantent leurs jardins, des vents s’engouffrent sous les portes. Tout ici entre en conversation. De rares passants se penchent sur leur beauté. Je n’irai pas vers d’autres horizons. Je resterai ici, dans la pénombre terrestre de la neige et du froid. J’ai trouvé la clé dans la lumière des pins et de la mer, sous la gaité des oiseaux buissonniers. J’ai ouvert, poussé une porte, puis j’ai marché dans un silence sidéral, découvrant une chambre sur la mer, intacte comme l’éternité. Là, j’ai posé les sacs, délivré quelques affaires. Une table pauvre n’attendait plus que moi.
Joël Vernet, Copeaux du dehors, Dessin de Vincent Bebert, Fata Morgana 2025, pp.64, 65 66, 67 .
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Source
■ Joël Vernet
sur Terres de femmes ▼
→Œuvres poétiques, Tome I, Voir est vivre, Poèmes et petites proses (1985-2021),
En couverture Jean-Gilles Badaire, Loire, Avril 2022, La Rumeur Libre Éditions, 2023
→ L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
→ Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [lecture d’AP]
→ Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
→ [De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)
→ 30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert
■ Voir aussi ▼
→ (sur remue.net) Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
→ (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (fichier Word)
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