Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena,
une poème,
Flammarion 2025
Lecture d’Angèle Paoli
Photos : Guidu Antonietti di Cinarca
« Une primitive confidence »
Jadis, Poïena (une poème)
Poïena. Éloge de l’aimée, une éloge. Tant aimée, et désormais perdue, ne peut ne vit que … par les mots du poème. D’où, désormais « une » poème, autant qu’un poème.
Deux termes, « Jadis / Poïena », pour nommer le dernier recueil d’Hélène Sanguinetti: Jadis, Poïena. Un très beau titre dans sa brièveté et dans sa complétude. Un « faire » le poème – "Poïen" - qui se tourne vers un " ja " / vers un "dis ", qui demande pour exister de revenir en arrière dans un jour – " dis " (du latin " dies ") – qui n’est plus, un autre jour, antérieur à celui de l’écriture. Se chante dans ce dernier recueil, un avant et un après, liés à l’être Aimée.
Le recueil se compose de trois volets, très nettement distincts. Un avant-propos daté et localisé, qui s’ancre avec l’affirmation bien plantée d’un " je " : « J’ai toujours eu horreur des boucles ». Le texte introducteur a été écrit par la poète en 2024, à Capo di Fenu, un promontoire ulysséen dressé au-dessus de la mer, en Corse du Sud. Un décor somptueux et peut-être quelque peu inquiétant, que la poète a de multiples raisons d’affectionner. Dans cet avant-propos, la poète donne quelques clés de lecture la concernant et concernant son écriture. La trajectoire de cette écriture. Ceux et celles qui la connaissent ou ont eu l’occasion de l’entendre lire ses textes mis en voix avec une énergie et des intonations qui lui sont propres, la retrouveront tout entière dans Jadis, Poïena. Elle confie ici quelques-uns de ses goûts, pour la ponctuation notamment. Elle affectionne la volute des virgules que l’on retrouve davantage dans d’autres recueils que dans celui-ci, fantaisies légères, volubiles, au même titre que les points qui vivent leur vie sur la page, en dehors de la phrase. Vient après ce préambule, le second volet du recueil, Jadis, Poïena, un texte composite, mi- théâtral - car composé de scènes (7) avec voix et des sortes de didascalies - mi- textes en prose « Fille de » (2) - d’une tout autre typographie. Puis un troisième volet qui reprend un texte ancien, « Fille de Jeanne-Félicie », salué en son temps par le poète René Char, qui avait adoubé la jeune poète. Puis entre René Char et aujourd’hui, par Yves di Manno qui aimait tout particulièrement ce texte et a proposé à Hélène Sanguinetti de le joindre à nouveau, à ce nouveau recueil. Il y a donc un retour en arrière sur une antériorité au Jadis, Poïena.
L’ensemble constitue une sorte de triptyque, à coloration autobiographique – « car je vous mens pour dire vrai », écrit la poète - dont les liens secrets entre les trois volets apparaissent au fur et à mesure qu’avance la lecture. L’enfance et ses lieux - Marseille, la campagne provençale et la mer – ses acteurs - les parents, la fille et la fratrie - le rouge et le jaune, les jeux, l’amour… la mort. Même si le dernier volet demeure pour moi celui qui échappe davantage. Et qui demeure le plus mystérieux.
Le Jadis, Poïena et sa facture composite, entraîne vers un passé toujours vivace qui fait ressurgir le temps d’un jadis enfui, évoqué par des voix partagées. Enfances, musiques, contes, rêves. Toute une déclinaison, liée à Poïena. Avec ses "suites". Les poèmes font revivre un univers, réserve de couleurs et d’images vibrantes, solaires. Dans un poème introducteur en italique (il y en a trois de cette sorte) annoncé par un intitulé entre parenthèses (Aux Enfuies, rêve grec 1...2...3), la poète en appelle aux MUSES ! qu’elle apostrophe, invective jusqu’à la violence d’une mise à mort CREVEZ/ M.u.s.e.s ! Dans le troisième poème cependant, les « muses » disparaissent et la poète se livre à des remerciements, notamment à la lune et au soleil.
S’ouvre alors le théâtre intérieur, avec sa succession de petites scènes. Et l’on assiste d’abord à la mise en scène d’un temps stratifié, que les mots les images et les gestes font vivre, un avant inscrit dans un temps antérieur au « jadis », avant la naissance de l’Aimée ; puis à son éclosion à la vie, puis à sa mort. Le « Jadis » anaphorique qui rythme le poème disparaît au profit de la rupture – avec le retrait de cette formulation où se dit la force du définitif - « Aujourd’hui/ elle est très morte. » Et cette mort-même se déroule avant toute cette horreur qui saisit la poète dans son débordement. Cette réserve temporelle se fait dans la brièveté de strophes qui s’enchevillent autour des variations sur le « jadis », s’étirent sur la page et se clôt sur un aveu en forme de désespoir :
« Avant il y avait toi
Poïena
C’était avant,
tête fracassée
d’y penser »
Viennent ensuite des variations sur le « jadis », suites musicales et oniriques, où les enfances de P, ou peut-être les siennes, celles de la poète, colorées joyeuses désordonnées libres et ludiques se bousculent dans les rues de Marseille, jeux et désirs, vitesse, ânonnement de formules latines dansées sur un pied. Ça va vite, il y a du bruit, les actions s’emboîtent, l’une chassant l’autre, les déterminants sautent les onomatopées bourdonnent les vers, les infinitifs prennent la relève, tout se déroule dans l’urgence de grandir et de vivre, scènes insérées dans d’autres scènes. Les enfances se poursuivent, où tout se mêle, le réel et les rêves, les rêves transformant le réel, le réel mué en conte empreint de réminiscences de textes médiévaux, de leur bel univers. Les strophes – avec reprises - de (Un Conte de P) s’inscrivent dans la tradition des chansons de gestes, lues et étudiées dans les désormais très anciennes scolarités classiques :
« - Douce enfant, beau neveu,
votre vue nous réjouit,
si vieux temps quelle attente ! »
Retour en trois strophes chantées délicieusement à l’oreille sur le « jadis », le nôtre, fait de merveilleux chrétien – Chrétien de Troyes- ! J’en ai larmes aux yeux ! Et toujours ces points éparpillés, qui scintillent, étoiles, sur le blanc de la page… Et parfois déboulent, en flot de points en fuite dans la descente de la page.
Il arrive que la poète pratique avec désinvolture et drôlerie le mélange de tons et de genres, car ne se prend jamais totalement au sérieux. Et l’enfance demeure, qui persiste au-delà des chagrins de la vie. Et outre les onomatopées, les interjections familières jetées sans retenue, le poème fourmille d’inventions trouvailles cocasseries inattendues qui font sourire (pour être franche, je jubile!):
« Ne pas effacer
traces du combat
et du jour de victoire
(ainsi coupa sa langue
au dragon, s’endormit
avec ça dans la chaussette !)
Des interrogations saugrenues interrompent le récit - « quelle histoire ! / c’était quand ? » - qui poursuit sa chevauchée cependant. Et l’on assiste à (Une rencontre capitale), laquelle se clôt sur une bataille :
« Pauvre jeune fille,
retourne vite sous
la couverture
-N O N » dit-elle
mais tous voulurent
entendre un oui
depuis lutte est
terrible entre fille
et garçon »
Ce qui se poursuit par (Un autoportrait), c’est le portrait d’une rebelle ! Un garçon ! Seule admirée et reine dans une fratrie de garçons, elle aurait peut-être voulu être, non pas fille, mais parfois garçon, semblable à eux et en toute action, leur pair. Car elle a le caractère bien trempé ! C’est donc ainsi qu’elle se peint, y compris dans les petites proses de « Fille de », malgré les longs cheveux (!!!) que sa mère, Jeanne-Félicie, coiffe ou lave avec soin. Elle soigne, enfant, son côté garçon manqué en apprenant à siffler « Pas beau pour une fille », préférant la bicyclette ses chutes et ses bleus aux poupées délaissées par ennui et qui « meurent d’ennui », la castagne dans la rue – « tu joues à être comme seule dans la rue » - les joutes sexuées avec les garçons « tu veux sucer ma quiquette ? », les cavalcades de « 6 Indiens » – elle, c’est Flèche-Brisée - les défis lancés à la nage du côté de l’île Maïre, Dans ce déferlement de scènes originelles, se cache secrètement Poïena. Il est temps d’arriver à l’amour et à la mort. À l’amour d’abord, celui de Poïena, dont le nom est partout, tout le temps et sans interruption, un amour qui, de Poïena à elle et l’inverse, se vit dans le courant des jours des joutes de la joie. Poïena et ses secrets, déclaration « J’adore toi ». À la folie amoureuse, faite d’inépuisables désirs, succèdent les jours de désastres. Tout se déglingue au même rythme endiablé, toujours, mais « tout crève », dans la succession hivernale de jours vides, avec ses CHENILLES annonciatrices de désastres, que domine la mort à venir, amour et mort finissant par fusionner encore, un instant :
« Dans les bois, je marchais,
Poïena,
sous mon bras,
Chaque côté
soutenant la vivante et
la morte, la tête
a cédé, a roulé sans s’abîmer
sur le lit
de la passion… »
Puis les mots FROID… FINI, dominant le reste du récit.
Dès lors demeure le désespoir :
« ne pas tomber, ne pas
laisser aux petits singes
l’enfer de l’incendie,
à tous les animaux,
l’enfer de nous »
Et les interrogations, les consolations, la nécessité de poursuivre. Les « comment comprendre » / « allez-y ça vous fera du bien… » / « pourquoi jambes et pieds fonctionnent/ bras mains malgré » … Comment demeurer vivante lorsque l’autre que l’on aimait tant n’est plus ?
La vie reprendra-t-elle un jour. Contre toute attente elle reprend, mezza-voce d’abord, puis plus affirmée :
« Je tiens au rouge, avant
le rouge, au blanc, question
d’étendard sur le pré. »
Mais toujours avec « Poïena à célébrer »
Troisième volet du recueil : « Fille de Jeanne-Félicie ». D’évidence, il me faut faire à mon tour une boucle et revenir en arrière sur l’avant-propos. Où il est question de René Char qui confie à la poète dans une lettre qu’il lui adresse le 22 novembre 1986: «Vos poèmes me sont mieux que compagnons dans cette voie rare où la parole, la vôtre, me dit " Soyez humain du presque rien patient et doué d’infini "[…]. Puis, plus tard, en août de la même année et de vive voix, autre aveu : « Le texte que vous avez écrit, il vient très loin avant vous et il ira très loin après vous… ».
Retour sur « une primitive confidence ». « Fille de Jeanne-Félicie. »
Le recueil se compose de 58 petites proses, parfois réduites à une seule phrase, parfois deux, comme celles-ci :
« Le ravin n’est-il que la nostalgie de la montagne ?
L’homme n’est pas seul à tâtonner »
Je retrouve avec émotion ces deux vers que j’avais notés et mis en exergue dans mes Carnets de marche (2010). Je les avais trouvés la première fois dans ma lecture du recueil d’Hélène S. – De la main gauche exploratrice (Flammarion 1999) qui s'ouvre avec " Fille de Jeanne-Félicie". Comme dans le précédent recueil, ils figurent ici, texte 50, isolés sur la page.
Les petites proses numérotées sont interrompues par des textes en italiques (5 au total), plus lyriques – avec des adresses, des interrogations, des interjections, des impératifs. La poète fait venir à elle ce qui constitue son monde, son environnement intime. Elle dit sa familiarité avec les mystères qui l’entourent. Dans la lumière mais aussi, peut-être, dans les contradictions qui la tiennent, prisonnière. Ainsi se dit aussi un regret. Et cette sorte de poids qui revient sous sa plume :
« Fête sereine, fête.
Pourtant qu’elle me pèse cette clarté qui m’obscurcit loin
de vous. »
ou encore :
« Ô dragée, si lourde amande dans ma mémoire. »
Il y a quelque chose de l’oracle dans le mystère de ces poèmes ; quelque chose d’Orphée, le prince des poètes :
« Je prends l’encre sous la lumière et je dis :
" Soyez l’œil, l’oreille, la bouche, l’attentif
dans l’osier du ruisseau, dans l’âme de la mousse
avec le feuille grillée au feu, dans l’air d’en haut." »
Il y a aussi les petites proses numérotées introduites par un curieux refrain, que l’on retrouve à 5 reprises et chaque fois augmenté, ou prolongé par une expansion. C’est le refrain anaphorique à la mère.
« Fille de Jeanne-Félicie,
Fille de Louis-Joseph,
Fille de France,
dans un berceau. »
…
« […]
Fille de France, celle-là
et aucune autre, pour ce temps-là
et sur cette terre,
parmi nous. »
Dans ces vers, introduits par ces formulations ternaires identiques, se disent la naissance, les origines, les désirs et volontés, l’héritage légué par les siens, le caractère unique - pas de sœurs, seulement des frères – mais aussi, un manque, un vide.
Ici se dit la « primitive confidence » de la naissance : « les Pâques déposèrent au balcon le Bleu des Surprises. »
Retour sur l’enfance – « car il n’y eut plus athlétique enfance » - blessure et lumière, paysages, mer mouettes et grillons, l’Aventure et le voyage, chemin de vie déposé par les fées dans le berceau ou présentes dans les cartes (Tarot ? 7 familles ), les vers appris et modifiés par la poète, posés comme des jalons dans la mémoire:
« L’heure vient où les chameaux vont boire »
Les jeux – « les 7 épines, les 7 baisers ». Et la mère, bien sûr, Jeanne-Félicie, pour qui elle est l’unique fille :
-« Quel rêve formais-tu en lui faisant les tresses ? » interroge la fille.
Laquelle, de la mère ou de la fille, est rivée à l’autre ?
Peut-être est-ce d’elle, Jeanne-Félicie, que la fille tient d’être ce qu’elle s'est choisi d’être :
« Car elle t’a voulue droite,
trop près de son image. »
Mais aussi :
« Fille de France, sois au monde
ce que tu aurais voulu qu’il te fût. »
Et enfin, la reconnaissance :
« Ton heure, Fille aimée !
Où les troupeaux ont bu.
Voici, tu veilles le Poème de silence,
rien et tout donnant ce qu’il ne sait plus. »
Quel plus beau cadeau rêver de recevoir d’une mère ?
En réponse ou en remerciement - de la « Fille de » à sa mère - le « Poème » et le recueil qui la nomme. Qui les nomme et les lie, toutes deux, en récompense de la vie transmise de l’une à l’autre. Un don qui demeure et éclot dans le temps. Et a permis à la poésie de donner vie à la filiation : mère, fille, Poïena.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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"Tu débordes du cadre, et te penches…"
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HÉLÈNE SANGUINETTI
Photo de Kathie Arresteilles
■ Hélène Sanguinetti
sur Terres de femmes ▼
→ Jadis, Poïena, une poème, Flammarion 2025.
→ Le Héros, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2008.
→ Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
→ De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
→ De la main gauche, exploratrice (I)
→ De la main gauche, exploratrice (II)
→ De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
→ À celui qui (extrait de Hence this cradle)
→ Et voici la chanson (note de lecture d’AP)
→ [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
→ [Ma trouvaille de tout à l’heure] (extrait de Domaine des englués)
→ [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) La vieille femme regarde en bas
→ (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique
(+ un extrait sonore issu de Alparegho, Pareil-à-rien)
→ un extrait sonore [10 mn] de Et voici la chanson (« JOUG 2 » « Voici la chanson », pp. 22-31) dit par Hélène Sanguinetti. Prise de son : François de Bortoli
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