<< Poésie d'un jour
"Je fus estampillée comme le garde-boue d’une Plymouth"
RAMER
Une histoire, une histoire !
(Laisse-la aller, laisse-la venir.)
Je fus estampillée comme le garde-boue d’une Plymouth
à mon arrivée en ce monde.
D’abord vint le berceau
avec ses barreaux glacés.
Puis les poupées
et la dévotion à leurs bouches en plastique.
Puis il y eut l’école,
les petites rangées bien droites de chaises,
les sempiternels pâtés en écrivant mon nom,
mais la tête toujours ailleurs,
une étrangère aux coudes en panne.
Puis il y eut la vie
avec ses maisons cruelles
et les gens qui se touchaient rarement –
alors que le toucher c’est tout-
mais je grandis,
comme un porc dans un imper je grandis,
puis il y eut de nombreuses apparitions bizarres,
la pluie agaçante, le soleil se transformant en poison,
et tout le reste, des scies labourant mon cœur,
mais je grandis, grandis
et Dieu était là comme une île vers laquelle je n’avais pas encore ramé;
ignorant toujours qui Il était, mes membres fonctionnaient,
et je grandis, grandis,
je portais des rubis et j’achetais des tomates
et à présent, d’âge moyen,
à près de dix-neuf ans d’âge mental,
je rame, je rame,
bien que les tolets soient collants et rouillés
et que la mer clignote et roule
comme un œil inquiet,
mais je rame, je rame
bien que le vent me ramène
et je sais que cette île ne sera pas idéale,
qu’elle aura les défauts de la vie,
les aberrations d’une table de salle à manger,
mais il y aura une porte
et je l’ouvrirai
et je me débarrasserai du rat en moi,
le rat pestilentiel qui ronge.
Dieu le prendra entre ses mains
et le serrera dans ses bras.
Comme le disent les Africains :
c’est mon histoire que j’ai racontée,
qu’elle soit douce, qu’elle ne le soit pas,
qu’elle s’en aille et qu’elle me re revienne en partie.
Cette histoire se termine avec moi qui rame encore.
Anne Sexton, « L’Épouvantable traversée à la rame jusqu’à Dieu » (1975) in Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), Traduction de l’anglais (États-Unis) et préface de Sabine Huynh, des femmes, Antoinette Fouque 2025, pp.173,174.
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