Sabine Dewulf, Où se cache la soif
Peintures de Caroline François-Rubino
Postface de Pierre Dhainaut
Collection Coquelicot
Éditions L’Ail des ours, Juin 2024
Lecture d’Isabelle Lévesque
Le titre du dernier livre de Sabine Dewulf, « où se cache la soif », interroge. On peut le lire comme l’expression d’un manque dont on ne sait rien encore sur le seuil du poème. Cela pourrait aussi inviter à poursuivre la quête de quelque chose qui serait perdu : les aquarelles de Caroline François-Rubino, toutes en horizontalité pour ce livre, peuvent aussi être traversées de lignes verticales ou griffures qui se reproduisent jusqu’à écrire l’infini de points, de végétaux. Pas d’oblique dans cette représentation, une géométrie qui s’ouvre au bleu des significations.
Pour présenter ses poèmes composés à partir de lithographies de Zao Wou-Ki, Henri Michaux affirmait :
« Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique. / Tout différent le tableau : Immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté. / Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. / Tout, mais rien n’est connu encore. C’est ici qu’il faut vraiment commencer à LIRE.1 »
Et lire, ici, pour Michaux, c’est aussi écrire. Lire le tableau comme le paysage permet de réinventer une écriture en partant d’éléments essentiels, des couleurs et des rythmes, pour composer à son tour un espace dans lequel le lecteur du poème pourra tracer ses propres trajets. Devant les peintures de Caroline François-Rubino, Sabine Dewulf s’immerge dans l’élémentaire : l’eau qui peut être matricielle ou funeste.
La soif et l’enfance, associées dès le premier poème, trouvent dans la ritournelle la douceur propice à un commencement qui ne doute pas du passé. La restauration possible d’une sensation liée au temps révolu est ouverte. C’est l’une des particularités de la poésie de Sabine Dewulf. Toujours, elle nous laisse, nous lègue l’outil d’une guérison. La soif, la blessure ne sont pas niées, elles suscitent un autre espace dans la vie (dans le poème) pour le rétablissement d’une perspective. À l’infinitif, ces alliés ne demandent qu’à intervenir :
Ne garder en mémoire
que les ailes.
Dans le paysage de Caroline François-Rubino et celui de Sabine Dewulf, quelque chose « attend », Pierre Dhainaut le souligne en postface. L’eau se décline en mare, marais, lac, étang, canal, ce sont eaux dormantes, dites parfois stagnantes, en opposition aux eaux dites vives, ou courantes. « [Y] a-t-il une eau qui puisse être morte ? » interroge Pierre Dhainaut en épigraphe. L’eau de la mare est pleinement vivante, sur place, sans se perdre. Les déplacements y sont toujours verticaux, les bulles qui éclatent à la surface témoignent de vies invisibles. La mare est habitée.
Au centre les têtards : l’esquisse d’une vie
depuis la turbulence
L’image est forte qui annonce les métamorphoses nées du trouble, de l’obscur, des profonds remuements.
Le mouvement vertical peut également être descendant, la pensée alors s’enfonce dans cette eau composée aussi de terre, de plus en plus de terre jusqu’au fond qui aspire avant d’absorber.
La nappe souterraine
se blottit, solitude,
un marais que rumine
l’humiliée.
La mare est aussi ce marasme intérieur qui parfois s’étend, prend son temps pour cultiver et développer l’exil intime, la perte de l’espérance.
Aux marges le tourment, revenu s’abreuver.
S’abîme au fond le rêve
invisible, acharné, d’une fille de pierre,
un bouillon de neurones
dans l’arène illusoire,
loin du feu de la terre.
Le constat inquiète pour la « fille de pierre » : « Ce qui descend demeure. »
Mais les mains à tâtons, comme les mots, touchent une réalité sensible, garante d’une permanence. C’est comme si l’instant de l’incarnation livrait un secret du temps : le passage, autrement perçu, n’est pas écoulement vain. De la poésie de Sabine Dewulf émane une confiance. De menus êtres, têtards, peuple des eaux, témoignent d’une vie foisonnante dont nous nous sentons solidaires. Or des énoncés courts affirment des lois immuables qui semblent nées de ces constats de vie observée aux abords de l’eau. « Nos pieds d’enfants tracent des courbes ». Le passé n'est pas révolu. L’enfant vit en l’adulte par ses rêves et ses gestes.
Les mouvements de l’eau, proches de gestes, se montrent féconds :
Ici bouillonne, ondule,
frémit la plénitude.
Ils portent les lettres et les sons qui entrent dans le poème. Soif et présence de l’eau vivante se répondent comme question et réponse se complètent. Une quête est comblée.
Des infinitifs portent des constats puis des vœux ou des conseils :
Il n’y a rien à voir, seulement à espérer.
Se laisser chantonner,
s’en tenir à la source.
Se laisser porter (par l’ondulation) permet d’accéder à ce que l’on espère, une forme de révélation atténuée, humble, nécessaire. Les poèmes représentent ce chemin, ce lit. Les verbes pronominaux placent l’être au cœur d’un processus consenti, « au moindre sort s’abandonner ». Ce processus suppose une acceptation a priori de la durée longue:
J’honore la lenteur qui nous permet de croître.
Appel d’allitérations (« fluide »/ « fugitive ») nourri d’assonances : la fluidité se partage dans les vers aussi. Dans cette écriture du secret, le lecteur accepte de se trouver démuni. Ruisseler s’avère salvateur, il ne s’agit pas seulement de rythme, on peut s’immerger, « fille de pierre », et s’abandonner, « [s]e fondre au clapotis. »
De la mare ou de l’étang naît alors le poème :
Puiser en eau secrète un alphabet mobile,
grouillement dénoué à l’assaut des virages,
nos provisions de trouble.
Les « ailes » qui apparaissent dans plusieurs fragments ne sont-elles pas d’abord ces lettres l l l l l formées par les ajoncs sur l’étang. Reste à déchiffrer ce que nous dit le lieu par ses « hiéroglyphes ». Travail de poète :
Il reste à griffonner des ratures allègres :
dressées, obliques,
nous changent en pays,
ensemencent la page.
Des mots prennent figure
géomantique sur la rive
tout en s’écarquillant.
La poète, comme la peintre, semblent emprunter la « voie des rythmes » pratiquée par Henri Michaux. Le poème et la peinture doivent accepter de prendre le temps, lettres, traits ou couleurs naissent sur la feuille. « Jardin de l’errance » ou de l’enfance, ce qui surgit à la surface peut faire réapparaître des « nœuds inavouables », une mémoire « étranglée », car « [b]ien sûr au cœur une eau / croupit encore, / ferment de cris, d’éclairs. » Mais l’écriture et la peinture permettent d’opposer « la joie des herbes » au « paysage en larmes ».
Papier griffé,
tourbillons de biffures
font palper la blancheur,
entrer en mouvement.
Le mouvement du poète ou du peintre est rendu possible par une force intérieure, un soulèvement qui tend à « [é]largir, aérer », à faire « ruisseler [l]’eau de roche. » L’ambition est forte quand il s’agit, « au plus bleu du désir », de « reconstruire le corps, / chaque étage de l’être, / avec les os des mots ».
Où se cache la soif offre une succession d’« instant[s] infiniment comblé[s] », qui, comme le montre Pierre Dhainaut, dans sa postface éclairante, permettent de « participer à sa propre naissance, recréer l’enfance ». Dans ces eaux dormantes, que Gaston Bachelard associe à la mort et au désespoir, la soif ressurgit par le poème.
Peinture de Caroline François-Rubino
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