Lecture : Kamel Daoud, Houris, Roman, Éditions Gallimard
Prix Goncourt 2024
9
Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant.
Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. Je sais que je m’empêche de conclure, que je te parle pour faire reculer l’heure, mais cela ne te protègera pas longtemps ; je me dis que si je te raconte la véritable histoire, peut-être que tu comprendras. La vraie, celle qui se cache et qui se montre quand je ferme les yeux le soir depuis des années. L’exacte version des faits qui se dérobe encore à la langue intérieure et que rature à tort et à travers la langue extérieure des canards colorés, l’idiome de la canule. J’invoque la langue sans cordes vocales et les dizaines de points de suture au cou qui me balafrent la vie d’une oreille à l’autre. Le croirais-tu ? Cette histoire, quand on ouvre les yeux, elle s’évapore comme la montagne dans la brume.
« La Voix » in Houris, Première partie, p.66.
17
Le paradis, ses arbres géants, ses fleuves, ses prairies vertes et lumineuses, mais sans les hommes. Peut-être est-ce mieux ? Non ? J’avalerai mes pilules et tu renoueras avec ta vie dans le miel et le feuillage. Pour te tenir compagnie, il y aura des femmes languissantes et heureuses, un grand royaume de houris, sans menstrues, sans pellicules dans la crinière, sans poils. Le vendredi, presque tous les imams en parlent et détaillent les mille et un délices de ce lieu réservé aux fidèles. Vous, les houris, vous pourrez jouir d’un infini territoire d’or et de bijoux où vous ne cuisinerez pas, ne nettoierez pas les sols crasseux, n’accoucherez pas en hurlant, un lieu où vous ne serez pas battues, violées et où vous pourrez vous promener nues, et rire dans des fleuves de vin.
Le vendredi, nous nous taisons dans mon salon pour écouter ces prêches enflammés ! Entre midi et 14 heures, nous n’avons pas le droit de passer de la musique, ni d’élever la voix ou de rire. Nous entendons l’imam nous raconter cet endroit et, nous aussi, nous en rêvons. « Un espace du jardin d’Eden égal à la moitié de la corde d’un arc certainement meilleur que toute l’étendue sur laquelle le soleil se lève ou se couche », jure-t-il. « Les habitants du paradis y mangent et boivent sans pourtant avoir ni défécations, ni morve, ni urine. « Leurs nourritures ne provoquent chez eux que des rots ayant le parfum du musc », promet-il. Et les houris comme toi ? « Allah a couvert leur visage de lumière et leur corps de soie. Elles ont le teint blanc, les habits verts, les bijoux tressés. « Leurs encensoirs sont faits de perles et leurs peignes d’or. Elles disent : « Nous sommes éternelles et nous ne mourrons pas, nous sommes les heureuses et nous ne connaissons pas la misère, nous sommes celles qui demeurent et nous ne partons pas, nous sommes les satisfaites et nous ne nous mettons pas en colère ! » crie-t-il, l’index levé vers le ciel témoin. Les houris possèdent un pays à elles et nous, en bas de l’échelle, nous sommes coincées là, dans cette vie, en Algérie. L’Eden est sans doute notre patrie perdue, à nous, les femmes ! C’est pour cette raison que les hommes nous en veulent. C’est ce qui explique la rancune des mâles, les meurtres, le voile, les crachats. Tout n’est qu’une histoire de jalousie masculine. Tu entends ?
« La Voix », Première Partie in Houris, pp. 91, 92.
1.(Extrait)
Le 20 juin,16 h30, à Had Chekala,
Que reste-t-il dans ce soleil sans mémoire d’une seule nuit d’autrefois ? Le silence. J’observe le paysage : plus bas, face à la colline habitée et de l’autre côté de la route qui mène à Tiaret, la plus grande ville, à deux cents kilomètres au sud, des poteaux électriques traversent le lit de l’oued asséché. Notre ferme est dans cette direction. La montagne étale sa lourde robe de pierre sablonneuse et fendillée. Je crois que c’est de l’argile. Il s’étire, avide, et se craquelle dans la chaleur. On l’entend presque, comme un papier froissé.
Je remonte lentement à travers le village, hésitante. Il est 16 heures passées. Je sais ce que je veux entendre et te faire entendre, mais je ne sais rien de ce silence ni comment le contourner. A Oran, la rumeur constante de la mer habitue à autre chose. Ici, le calme force à tendre l’oreille et on finit par inventer des bruits. Je grimpe la route pentue. Là, c’est un enfant qui crie peut-être. Un chien élève la voix et réclame un territoire. Il y a aussi un grésillement électrique, porté par le vent. Un sifflement, mais je n’en suis pas certaine.
En tout cas, nous sommes à Had Chekala, le chauffeur de taxi l’a confirmé par un grognement. Tous les rescapés, leurs familles et leurs souvenirs doivent se trouver là. Ils te raconteront les mille détails. Ils vont te montrer les traces de cette nuit, te faire le récit d’histoires terribles, et peut-être possèdent-ils des souvenirs plus précis que les miens, de dates et de blessures. N’oublie pas : écoute chaque mot, c’est important. Chaque mot touche une cicatrice ici. Chaque mot est une question de vie et de mort, aujourd’hui comme hier. Nous sommes venues de si loin, seulement pour entendre ces mots. Même si je ne me souviens pas de tous les détails (« Tu es un livre ! » insiste Khadija, mais je ne suis qu’un carnet de notes, je crois), ce que je t’ai raconté ces derniers jours est vrai. Ma gorge tranchée, l’histoire de mon « sourire », mes interventions chirurgicales ratées pour greffer des cordes vocales, et mes deux prénoms L’bia puis Aube. Les gens ici doivent avoir connu mon père et notre nom de famille, ainsi que le chemin vers notre ferme. C’est désert, car c’est l’Aïd, n’aie pas peur. C’est l’heure de l’avant-dernière prière du jour, les hommes sont repus, les cours doivent être nettoyées, le sang a dû sécher et Dieu s’est retiré. Que faire ? Frapper là, à l’une des premières portes que je distingue ? Au loin, sur le chemin qui monte, des enfants me fixent du regard.
Ma vessie me lance, je voudrais me soulager derrière un buisson. Pour nous les femmes, il n’existe pas de toilettes publiques dans ce pays. Je frapperai à une porte. Je leur dirai mon nom de famille. Je le répète juste pour nous deux : « Vous connaissez la famille des Adjama ? » Dans ce silence, mon chuchotement ressemble à celui d’une petite voleuse. Je lève la main pour héler les enfants. Un crachotement distant me répond.
« Un, deux, trois. Allô ? Allô ? Bismillah. »
Une voix s’entraîne, teste des sons au loin, en haut du village, au sommet de la colline. L’entends-tu, ma sardine bleue ? Les enfants, curieux, s’approchent de moi. Ils examinent mes sandales rouges, mon pantalon et ma casquette. Et à peine ma canule, que mon foulard trempé de sueur ne dérobe plus entièrement aux regards.
« Le Couteau » in Houris, pp.303, 304.
12 (Extrait)
« Je m’appelle Hamra. C’est moi qui voulais te parler. » La vieille femme se tortille, résignée et inquiète. Rab’ha, la petite fille qui m’a guidée comme un papillon doré, est assise à ses côtés, sur le même banc. Ses grands yeux clairs sourient. Elle me lance : « Moi, je suis partie à la mer une fois ! » Je lui adresse un signe complice. Par la fenêtre, je distingue dans le ciel les branches d’un olivier tenace dans le jour encore brûlant.
« Que faire, ma fille ? C’est ce que Dieu a écrit. On est soumises à Lui », entame la plus âgée pour justifier son changement d’attitude envers moi. « Dieu a décidé », ajoute-t-elle, d’une voix qui semble venir d’un souvenir qu’elle garde pour elle. Ce même souvenir, je le vois peu à peu remonter dans les yeux de la femme qui veut me parler depuis qu’elle m’a vue à leur porte tout à l’heure. « Je m’appelle Hamra, à cause de mes cheveux roux. Je vis chez ma tante depuis vingt ans, mais je dois faire vite. Les hommes vont revenir dans une heure ou deux. Ils vont se prononcer. Alors, je vais tout te dire, ma sœur. Et tu décideras s’il faut raconter à la télévision ou non. »
Hamra pousse vers moi une assiette de gâteaux faits maison et m’arrache au jeu des sourires avec le papillon vert et or. « L’oubli, c’est la miséricorde de Dieu, mais c’est aussi l’injustice des hommes. Tu dois peut-être t’y soumettre toi aussi, ma sœur. C’est mieux pour toi et pour tes enfants. » Dehors, le monde est comme éteint derrière les fenêtres closes. On n’entend rien. Même ma petite escorte d’enfants semble s’être dissoute. Les trois femmes me scrutent comme si elles attendaient une réponse. Ma parole est engloutie par le silence vorace.
« Le Couteau » in Houris, pp. 331, 332.
Kamel Daoud au restaurant Drouant
4 novembre 2024. ©Maxppp - Olivier Corsan
Voir aussi => Wikipedia
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