Aurélie Foglia, Green Feelings, Épousées par l’écorce, 2024.
Photographies de Natacha Nikouline
Lecture de Michael Bishop
Le titre de ce nouveau long poème en révèle la dimension fondamentale : le propulsent des sentiments, un désir, c’est-à-dire un manque qui n’empêche ni ténacité, ni rêve, vision. Loin de toute idée d’argument, de persuasion, et pourtant, dans les coulisses, implicite, la conviction des « vérités » du vert, de la vivacité d’une terre que l’on oublie parfois d’honorer, d’aimer, tout comme on oublie les vérités de ce que l’on est soi-même.
Le poème, largement composé de petites strophes de deux ou trois vers sans ponctuation, non rimés, courts, qui canalisent la lecture, l’aérant et l’intensifiant à la fois, s’accompagne des photographies de Natacha Nikouline où le vert rivalise avec le noir, y plongeant le corps lumineux de la femme, Aurélie Foglia poussant à in-distinguer, entretisser texte et image, tout comme la poète elle-même qui, d’ailleurs, semble procéder en partie de manière ekphrastique, heureuse sans doute de voir ce subtil et divinatoire blasonnement des éléments de son poème. Celui-ci déroule la lente danse de son imaginaire, élaborant les fragments d’une vertigineuse figuration de la fusion viscérale-ontique de l’humain et de la terre, de sa foisonnante et « verte » énergie originaire. S’y baigner devient l’acte hallucinatoire – mais poétiquement réalisé – d’une espèce de réincarnation, régénération, d’une juste et merveilleuse ré-imagination de l’être, de notre faire dans le lieu de l’ontos. « Je te vois », lit-on, « toi cultivant couvant / encore ce vieux rêve à voix humide / de se renaturer au sein / quand c’est le soir que s’abattent // sur nos vies brutes les barrières » (9). Si cette fusion peut frôler le terrifiant ensevelissement de ce que l’on est, c’est que le poème, provocateur à certains égards, envisage, est même, « un moment où le vert / est le véritable événement » ; une sorte de métempsycose ou trans-formatio (dirait Michel Deguy) audacieusement emblématique. S’immerger dans le vert, ce serait devenir radicalement autre, pénétrer dans l’Autre, dans ce dont nous dépendons, qui nous sous-tend, présumé à la fois « indifférent » dans son inimaginable inhérence (12) et exaltant dans l’extraordinaire pseudo-expérience de son outre-temporalité et de sa logique chimico-physique à peine concevable. « Une femme-forêt », dit le poème, son regard braqué sans doute sur l’image, « // fantôme de dos pelée / par son drap en plastique // sous couronne épineuse / caillassée par la pluie // laquelle sème non saigne / ses arômes sur ses traces // et toi tu la sens tu la sais / tu l’es tu la suis flairant // le long démembrement / et l’assassinat de saison » (16-17). La métamorphose fusionnante s’accomplirait au-delà de ce qui aurait pu sembler déranger, effrayer; « que me fait la terre sur ma tête » continue le poème, « // […] // que me fait pourrir si mes doigts / sont changés en mousse // à quoi bon promettre le ciel / au lieu d’un corps // que me fait l’arbre si je suis l’ombre » (19-20).
Si Green Feelings est l’acte et le lieu d’une énorme fantaisie que l’art sait projeter sur le monde grâce aux beautés et vérités qu’il entraîne et héberge sous le couvert de la profonde métaphoricité de son imaginaire, le poème n’hésite pas à parler de ce qui le menace. « Guerrière fragile aiguillée / par les pins » (22), la femme des photos et le corps de la poésie apprécient pleinement l’impossible qu’entreprennent ensemble les deux arts. Le vert « n’es[t] plus ce que tu étais // […] // tu recules et tu doutes », lit-on (38); le « pauvre poème [est] chargé / de faire l’inventaire » de la dissolution-disparition, de la « désunion de] l’univers » (40); « le tout ne fait plus / une totalité » (42). Le sentiment du beau, du (sur)vivant du vert cède la place à une impuissance, un inaccomplissement; les peut-être, les ô, les « métamots-images » en deviennent les signes qui effacent l’assertivité, expriment le doute, le soupir, l’à-côté, le non-coïncident du métaphorique. Et pourtant, comme insisterait Jean-Paul Michel, l’art ne cesse jamais de répondre à ce que l’on a si souvent nommé l’impossible; c’est son devoir; ses modes essentiels sont la métamorphose, la multiplication, précisément, des métamots-images, l’audace, la résistance, l’imaginaire, écartant « l’absurde » (34), l’acquiescement, l’abandon. Denis Roche disait que la poésie était « inadmissible », mais ajoutait qu’elle était surtout et fatalement « combative ». Green Feelings met entre nos mains la vive et émouvante preuve de deux grandes artistes relevant le défi du poïein, se réjouissant de ses visions comme de ses apories qui restent à transcender, ironiquement et superbement.
Michaël Bishop