Gérard Cartier, L’Oca Nera,
La Thébaïde, Collection roman, 2019.
Lecture d'Angèle Paoli
Photo : Alain Barbero
De la complexité romanesque de L’Oca nera
Roman d’un homme de lettres autant que d’un ingénieur du génie civil, L’Oca Nera de Gérard Cartier est un roman labyrinthique à entrées multiples. Publié en 2019, conçu sur le modèle du jeu de l’oie de nos enfances, le roman à coloration autobiographique de Gérard Cartier déroule de case en case et de neuf en neuf, son long ruban. En 62 chapitres numérotés et titrés. Un coup d’œil sur le triptyque de la table des matières - cependant parfaitement éclairante - rend compte de la complexité combinatoire du tissu romanesque. Répartie en trois volets, la « Table des récits » met en évidence les thématiques du présent (un seul ensemble) et celles du passé (deux ensembles). Elle met aussi en évidence 7 titres en majuscules sous le titre « Récit du fugitif », classés de 9 en 9. Dans une suite 9/18/27/36/45/54. Le chapitre final, détaché des six précédents et intitulé « Le PARADIS », figurant la case 63.
Il apparaît d’emblée qu’il y a des trous dans la numérotation et qu’il va falloir circuler dans la « Table des récits » pour dénicher les numéros manquants. Soit leur place dans le jeu. Les deux pages finales du PARCOURS rétablissent l’ordre de lecture, numéro après numéro, ainsi que ce que la lectrice suppose figurer l’apparition de l’oie - de 9 en 9 - sous les sept intitulés LA FUITE/ LA PENSION /LA CELLULE/ LE MARIAGE/ L’HISTOIRE/ LE PIÈGE/ LE PARADIS. La tentation est grande, en cours de lecture de sauter par-dessus les trous, de naviguer en fantaisie vers les cases qui nous rappellent les parties enfantines : « Le viaduc » (6) / « L’hôtel » (19) / « Le puits » (31) / « Le labyrinthe » (42) / « La prison » (52), « La mort » (58) / « LE PARADIS » (63). Ce que je crois, j’ai dû faire.
Mais il est aussi possible de lire le roman autrement, par exemple en regroupant les récits qui évoquent le retour sur les devants de la scène de tel ou tel personnage : Livia et le narrateur/ le narrateur et Raphaëlle/ Mireille Provence/ Joseph et Hélène/. Certains, à l’identité fluctuante, restent très mystérieux. Qui se camouflent, au hasard de leur errance, derrière des noms d’emprunt. De tel ou tel lieu – le Vercors et ses résistants, les Granges où se replie et s’exile le narrateur, les montagnes de la Chartreuse et la ferme familiale de Carrue, le musée de Rambouillet, l’Italie, notamment le Val de Suse, Turin et ses lieux emblématiques. Porta Palazzo, Caffè Pavoni, la Galerie Subalpine, la « librairie du juif » . Et tant d’autres, encore, qui portent l’esprit au voyage. Les thèmes abordés : la Grande Guerre et la résistance, le creusement du tunnel et les manifestations violentes des Black Blocs italiens qui accompagnent le projet, rythmé par le leitmotiv du « No TAV », orchestré par Erri De Luca ; les collections de jeux de l’oie, la mort d’Alice puis celle du père, la disparition non élucidée de l’oncle Marcel; le travail de recherche autour de l’espionne du Vercors… Le travail de mémoire de l’écrivain, qui, pour l’occasion, se fait historien. Gérard Cartier ne cite-t-il pas en épigraphe le poète allemand Heinrich Heine :
« L’historien est un prophète qui regarde en arrière » ?
D’où son intérêt inépuisable pour les articles de journaux – locaux et nationaux, les archives, les photos jaunies exhumées de dossiers oubliés, les carnets et prises de notes, les schémas et les cartes… Ce que l’écrivain confirme dans « L’Épeire » :
« Et depuis que j’ai commencé à rédiger ces pages, le passé malgré moi remonte par bouffées. »
Toutes ces données constituent une toile d’araignée à laquelle le narrateur prend goût, se laissant prendre à son tour dans les volutes de son propre discours. Ainsi en est-il du parallélisme que G.C établit entre l’araignée et lui-même, dans une page éblouissante de « L’Épeire » :
« Le beau style, celui des avocats, directement hérité des latins, veut qu’on erre avant d’en venir au fait [je ne peux m’empêcher ici de penser à mon gendre avocat de talent], qui reste longtemps caché, ou plutôt réservé au milieu de la toile que l’orateur tisse dans l’air, entourant son sujet d’une savante arabesque, l’enrichissant d’incises, tout l’auditoire happé dans la spirale de sa pensée, entraîné dans un vertige que tout à coup, au moment où l’on se croit égaré, il suspend dans un souffle, la main levée, avant de décocher le trait qui doit foudroyer l’adversaire. Peine perdue. Piqué au vif, un autre a déjà pris la parole sans attendre l’autorisation de l’architecte. Et lorsque vient mon tour, au lieu de m’en tenir à ce qui fait le génie français, la concision et la clarté (que j’enseigne à mon équipe sous le nom de faire de belles oranges pas chères), il m’arrive à moi aussi, maladroitement, de céder à la magie du verbe. »
Telle pourrait aussi être la définition de cet ouvrage, car la magie du verbe opère bel et bien en de nombreux passages de ce récit subtilement démultiplié. Auquel un récit final en italiques achève de peaufiner la complexité. Ce texte ultime, signé L, comme le texte d’ouverture auquel il fait écho, est daté de 2012, sans autre précision. Il fait allusion à un journal personnel de l’auteur, retrouvé aux Granges et remis à la lectrice par le même mystérieux messager. Dans ce journal, consigné dans « un carnet à spirales », l’auteur expose les différentes démarches qui ont présidé à la « fabrique du récit ». Il y est fait mention d’un texte intitulé « Vertige », daté lui, du 8 mars 2012. Pour une raison qui m’échappe - (aurais-je laissé passer quelque indice ?) - ce texte, qui aurait dû précéder le premier chapitre de « L’Épeire, » daté du 11 avril 2012, n’a pas été retenu par l’auteur. Dans ce carnet, l’auteur fait aussi allusion à son travail d’écrivain au moment de l’écriture de L’oca nera. Aux références et aux récits auxquels il est attaché – ici l’Adolphe de Benjamin Constant dont il loue le style. Il existait une note datée du 28 juillet 2012 ainsi qu’un chapitre intitulé « La discorde ». Le chapitre « La discorde » existe dans la version finale de L’oca nera, mais rien ne dit qu’il s’agit du même texte. En revanche, la date du 28 juillet 2012 n’a pas été retenue. Ce chapitre-là aurait dû figurer entre le 22 juillet 2012 et le 4 août 2012. Ainsi me suis-je laissé prendre au jeu de l’écrivain, à son goût pour les jeux littéraires qui sont le fondement de son propre récit. Je poursuis à mon gré - moi qui suis incapable de sauter un chapitre en temps normal - mon exploration fantaisiste, à la carte. En regroupant les cases qui renvoient au même sujet.
Mais il faut aussi à la lectrice une grande patience, sinon de la persévérance pour parvenir jusqu’à l’oca nera, cette oie noire mystérieuse, vers laquelle doivent converger toutes les autres cases. Non pas en suivant un chemin linéaire, un axe temporel bien droit mais bien plutôt un « chemin tournant » qui se plie aux circonvolutions du récit tracé par l’auteur. Comme dans le jeu de l’oie ancestral – certains datent son apparition au XIVe siècle à Florence- le roman déploie son « échelle de corde », dans le temps comme dans l’espace, ménageant, au hasard des rencontres et des recherches, des retours en arrière et quelques bonds en avant. Le passé récent, de loin le plus développé, s’articule autour des années 2012 à 2014 (15 chapitres pour 2012// 23 pour 2013// 2 pour 2014) ; plus éloignée, l’année 1964 est présente par deux fois, l’année 1944, par six fois. Le chapitre d’ouverture, « Les Granges », daté d’une date unique - octobre 2017- est une lettre que le narrateur adresse à Livia depuis sa « Thébaïde ». Cette lettre, qui opère un retour sur un passé défunt, est précédée d’un préambule récapitulatif que l’on doit à la femme aimée, désormais à jamais perdue. Livia est en effet « dépositaire » du manuscrit qu’elle vient de recevoir par l’entremise d’un « messager » (Lorusso, ami du narrateur) ainsi que de la lettre qui l’accompagne, signée « Tuo, per sempre ». Le texte en italiques, outre qu’il y est fait allusion à ce que fut la relation de Livia avec le narrateur, est en lui-même un morceau d’anthologie romanesque. Qui combine en quelques paragraphes toutes les données qui assurent à la « préface » sa qualité de « genre littéraire à part entière ». Signé L, et non daté, la préfacière y atteste de sa fidélité au texte initial, non retouché (mises à part quelques broutilles) ; elle y expose aussi son intérêt de lectrice face à la complexité sur laquelle ce texte est construit, combinant et mêlant histoire personnelle récente et Histoire appartenant déjà au siècle passé, faisant apparaître et disparaitre les acteurs des tragédies dont elle redécouvre les visages. Mais elle s’abstient de révéler à l’éventuel lecteur, ici lectrice, le secret de « l’oca nera » qu’il lui faudra découvrir à son tour, avec la patience que le jeu de l’oie – jeu soumis au hasard des dés – mais qui ménage dans le même temps imagination et analyse - réclame de ses participants.
En réalité, la lectrice passionnée que je suis démultiplie les approches, lit et relie entre eux les chapitres et les aventures qui se dessinent au fur et à mesure de son avancée, de ses retours en arrière ou de ses anticipations. Et la voilà perdue à nouveau, non sans délice, dans les méandres du labyrinthe qui déroule sous ses yeux ses multiples anneaux.
Certains de ces anneaux sont déjà connus, sous d’autres formes, parce que présents dans d’autres ouvrages postérieurs à celui-ci. Ils font partie des obsessions du poète-romancier, de ses passions qui innervent son œuvre et la nourrissent sans répit. Ainsi de la recherche ininterrompue qui l’occupe sans faiblir sur « L’espionne du Vercors ». Figure centrale de L’Oca nera, elle réapparaîtra en 2024 dans Le Voyage intérieur. Et sans doute aussi dans le livre actuellement en gestation, suite possible de L’Oca nera.
Le récit le plus émouvant – selon la lectrice - est celui que livre de lui-même, le narrateur. Collectionneur insatiable – il s’est confectionné une « ocathèque » très personnelle - cet érudit sensible et éclairé, que tout intéresse, les lettres comme les sciences (G.C serait-il un « Pic de la Mirandole » moderne ?) est un être de passion dévoré par le désarroi et le vide abyssal que crée en lui l’abandon – ou la perte - de la femme aimée. Livia. Dans le même temps, il est aussi dévoré par l’idée de la mort, dont la présence se fait de plus en plus insistante. Il n’est qu’à lire ce qu’écrit Olivier Rolin dans Un Chasseur de lions, cité à la date de 2012, juste avant la page signée L, pour s’en convaincre :
« … les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l’oubli, le peu qui ne s’en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort. »
Ainsi en est-il du narrateur. Et de Gérard Cartier. Comme de nombre d'entre nous.
Il y aurait encore beaucoup à rajouter au « désordre » ludique de cette recension. Je laisse à d’autres lecteurs - et lectrices- de choisir leur propre piste de jeu et le loisir d’explorer à leur guise textes et paratextes, colonnes et notes, schémas Excel et cryptogramme chiffré. Lequel m’est inaccessible, même avec la meilleure volonté du monde. Je n’ai pas essayé de transformer les chiffres en lettres. J’ai sauté à pieds joints ou presque au-dessus du « Code de Beltham » dont je n’ai retenu que l’idée d’« une organisation cachée » et l’apparition - peut-être - des « figures insolites ». Quant à moi, je cherche en vain à reconnaître dans le dessin de pointillés inclus entre abscisse et ordonnée la forme de l’oie prête à s’envoler vers son lecteur. Mais, au-delà encore, reste le plaisir du texte. Sans cesse renouvelé par une écriture foisonnante.
Alors ? « Et l’oie noire, qui est-ce ? » - « L’oie noire c’est toi, qui refuses de m’aimer. »
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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Gérard Cartier, L’Oca Nera, La Thébaïde, Collection roman, 2019.
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