Esther Tellermann, Selon les sources, Flammarion, 2024
Lecture de Michael Bishop
Esther Tellermann / source
« Récit des supplices et des offrandes », lit-on vers la fin de ce splendide recueil, « une façon de refaire le mot qui brille » (109) : peut-on y voir un autocommentaire, une manière de creuser le quoi et le pourquoi de cette longue et diversement métaphorisée allégorie? De ce long poème sans ponctuation, ni rimes, sa métrique sévèrement compactée quoique si richement méditée, si solennellement centrée comme toujours sur les vicissitudes, les défis et les intuitions au sein d’une pénétration tâtonnante mais résolue du mystère de l’être, d’une présence vécue, à jamais surgissante, avouée mais voilée dans sa mouvance, de tout ce qui est, ce que les Upanisads nomment Cela, dans, ici, sa pertinence particularisée.
Selon les sources constitue en effet un récit des plus complexes, celui d’une longue odyssée vécue dans toute son intensité, toute ses ambivalences, toute cette tension entre désir, volonté, mission, exploration, vision et approfondissement, d’un côté; de l’autre, un non-savoir, l’érosion du temps, la fragile immensité des équations que l’on cherche à fonder, le sentiment sans doute de quelque « impossible » au sein de tout effort entrepris pour stabiliser le multiple et le déroutant du vécu. « Attester »(9), « constater » (12), vérifier, un défi, dès le début, qu’ainsi le poème doit relever dans toute sa précarité, avec toute son audace. Défi du sens de la grande Histoire « se rassembl[ant] / dans nos poings » (10), comme des petites fleurs, « la touffe de gentianes » (7), « une touffe de / cistes entre / les pierres »(17) ; défi de la géométrie-architecture de ce qui a été et est, comme des infinis moments, soudainement surgis dans et pour la vie de chaque individu – « car sans toi / je ne pus / ouvrir la perle », lit-on (20) – et des groupements formés – ce « nous » (passim) que le poème n’oubliera jamais, y puisant abondamment force, inspiration, accompagnement. Et partout dis/continuités, sauts, des peut-être, toutes les identités non révélées, disparaissant derrière vouvoiements et tutoiements, ces nombreux il ou ils ou des allusions implicites, mythiques ou autres, Prince, Ariane, Ophélie, Héléna, Béatrix, 3 et 5, et, comme ailleurs, la sœur. Et, infatigable, malgré pertes et incertitudes, la poursuite des secrets, ontologico-telluriques, mais sacrés, on le comprend, persiste, ne cessera jamais de persister, le même désir essentiel là, insatisfait à la fin de son inscription, « effleur[ant ou creusant] la terre », « voul[ant] / tisser / des ciels »(124). Et les questions se multiplient partout et vite : « qui accumule / l’aube / qui fraie / la route / qui arrache / la prière / qui distribue / la sève et l’écume / qui adoucit / la soif » (35). « Imploration » (41) et « adoration »(42) accompagnent le je et le nous qui cherchent, dynamisent le mouvement en avant, ceci sans rien garantir que l’émotion fuyante mais authentique de l’instant. Le sentiment de notre présence au monde – comme à ce que le poème nommera « l’autre monde » (38), sans doute ici et au-delà, mortel et poïétique, créable et d’outre-tombe simultanément –, s’il est vif, central, ne subit aucune élaboration discursive : il s’enferme dans le poème lui-même; la mission du poème consistant précisément à l’accueillir et à le « transformer », comme disait Reverdy, lui donner sa figure autre, méta. Le poème déroulera aussi, avec discrétion et une sereine puissance, le récit de ses « temples », ses « sacrifices », ses « cérémonies », l’exaltation de son « chant debout » que sous-tend pourtant la nerveuse fatalité des « combats » (71), de « l’incendie » (43), des « pluies noires et de / sang » (11). Le poème, tout en pointant vers une extériorité, une longue suite d’actions concrètes, restera toujours le lieu de l’exploration méditative, spirituelle, de celles-ci. Il est ainsi, et surtout, site en plein devenir de ses propres cérémonies, caressantes, honorantes; site de séparations, de peines, de deuil; temple avec ses propres « chapelles » (53) où déplier, pourtant transfigurée, l’histoire intime de désirs de « légèreté » (65), de vœux d’illumination où « rien n’enténèbre » (53), d’affirmations (« par le chêne / et l’acacia / nous durons / saisissons recouvrons » [52]) et d’inventions de « noces » (54), de « cro[yance] à nouveau / aux mains ouvertes / sur le feu » (57).
Toujours, « ri[ant trop] / à la face des / dieux » (85 et passim), se déployant dans son contexte à la fois opaquement enraciné, mythique et spirituel, le poème brave « abîmes » (68), « chaque blessure » (66), « ce qui demain / nous enveloppe / et nous défait » (81). Puisant dans les « sources », cette vaste offrande que serait sans doute tout ce qui inhère à la totalité de l’ontos, le poème élabore les si délicates beautés de sa force votive, son besoin de « pardonner »(73), la grâce d’une vaste compassion, sa vision d’une « transparence [au sein même] de l’orage » (73), cette intuition que les questions qui persistent (« qui / vous accompagne? / Calme la hâte / entre les marées / […] / appelle / la couleur? » (74) contiennent leur propre réponse. S’intensifie l’énorme désir d’une concorde, d’une communion, d’une improbable mais imaginable, transcendantale étreinte où « un / [serait] / 3 » (76). Désir d’une croissance liant terre et une insaisissable altérité que subtilise, invisibilise celle-ci; désir d’une « conna[issance de] l’instant »; d’un enregistrement des « métamorphoses »(100); d’un au-delà de « l’évanescence » (106). Et ce désir implacable s’avérant fatalement enchevêtré – serait-ce même le secret des sources? – avec l’absence, le manque qui l’énergise, ce non-dit, cet indicible « dans / les césures […] /les zones grises » (119). Autrement dit, cet inachevable où, sans que l’on sache en quoi consiste, comme dirait Jean-Paul Michel, le là de son être-là, l’energeia du poème d’Esther Tellermann trouve son émouvant triomphe du corps et de l’esprit.
Michael Bishop
Selon les sources, poésie, Éditions Flammarion 2024
■ Esther Tellermann
sur Terres de femmes ▼
→Selon les sources, poésie, Éditions Flammarion 2024
→Nos racines se ressemblent, Traduction et Reflets de Michael Bishop, Éditions VVV Editions, 2022
→ Corps rassemblé (lecture d’AP)
→Corps rassemblé, éditions Unes, 2020, pp. 91-94. Vignette de couverture de Claude Garache.
→ [Jours firent de toi ma teinture] (poème extrait d'Afin qu’advienne)
→ Carnets à bruire in Europe, revue littéraire mensuelle, juin-juillet 2011, n° 986-987
→ Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
→ Éternité à coudre (lecture d’AP)
→ [Un écho un roman] (poème extrait d’Éternité à coudre)0
→ Voix à rayures (poème extrait du Poème Meschonnic)
→ Première version du monde (lecture d’AP)
→ Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
→ [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
→ Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
→ [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
→ [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
→ [Onde] (poème extrait de Voix à rayures)
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