Denise Le Dantec, Aussi bas que les fleurs
Éditions Unicité, 2024
Lecture de Michael Bishop
cette caresse, mortelle, vivante, anadyomène
98 poèmes en vers libres, de longueur variée, de mode, de ton et de structure hypervariés, même la police bougeant, surprenant, shape-shifting : un recueil loin de nous endormir, foisonnant d’impulsions, d’improvisations, de spontanéités. Et, en conséquence, de plaisirs, de stimuli. Nous sommes sans doute loin des Fileuses d’étoupe (1985) ou des Joueurs de go (1977), de Sept soleils (2000) ou du Journal de l’estran Île Grande (2010), mais Enheduanna (2021), Ô saisons (2021) et La poésie est sur la table (2023) révèlent certes de plus en plus des éléments de la définitive libération et puissante inventivité de ce dernier recueil de la grande voix poétique qu’est celle de Denise Le Dantec. Une poésie pourtant sans prétention, humble presque, funky et sérieuse à la fois, insatisfaite, dirait-on, face aux immensités de ce qui est, mais pleine de gratitude pour ce qui ne cesse de pouvoir être malgré ce qui inquiète, perturbe. S’il est vrai que la poésie peut orchestrer finement, délicatement, elle peut également constituer un espace où reconnaître-archiver-méditer quelque chose de la vastitude de la conscience, offrir l’histoire des quasi infinis moments qui surgissent, pénètrent dans l’œil, l’oreille, frappent les autres sens, provoquent réflexions, réactions, poussent à danser avec, parmi, pour et parfois contre, en un mot, comme dirait Jean-Paul Michel, donner réponse, répons, selon notre devoir de responsabilité, ceci, fatalement, selon nos moyens. S’agissant d’une poésie du ′bas′, de ce qui ′fleurit′ à ras de terre, de ce qui émerge, se métamorphose matériellement et spirituellement, sans fin, sans possibilité de fixité, de stabilisation, le poème de Le Dantec n’offre rien d’un argument, d’une totalisation, sa substance étant celle d’un frémissement, d’un bouillonnement, d’une infinitisation, d’une fermentation impétueuse, émerveillée, à jamais jaillissante. Si le long poème « Les brumes d’été »… (57-73) en témoigne spectaculairement, ceux qui se réduisent à quelques syllabes – La blouse de Maïakovski brille comme un grand / bouton d’or (dont je ne réussis pas à reproduire les excentricités de la forme) (77), ou « ELEONORA ELEONORA / Dans la noirceur des jours / La fleur d’âme du g / ar /d / é / n / i / a (même problème) (46), ou « Fille d’Alcinoos / dans les roseaux // irrésistiblement » (134), à titre d’exemple – ne perdent rien des vivacités et splendeurs, petites ou vastes, ni d’une étance exquisément mathématisée, ni d’une écriture qui la pourchasse et performe inlassablement.
Aussi bas que les fleurs ne cesse de ′résister′, affirme le poème lui-même (48), pensant peut-être à Jean-Luc Nancy. Mais à quoi au juste, se demande-t-on : au néant? à l’acquiescement, au tournoiement vertigineux du faire, à son implacabilité? à la tentation d’un non-sens malgré l’infini surgissement de l’ontos, du don de celui-ci? Une résistance plutôt instinctuelle, sans thèse ni contre-thèse, dirais-je. Une assumation de soi, de sa perspective entoptique et de tout ce qui semble prendre la forme d’une altérité. Un long cri dans le sens de ce qui est, dedans-dehors : cette hardie, riante innocence d’un « Ohé! Je suis là! Ohé! »(85), avec ses « éléments pseudo-lyriques dispersés un peu partout. / Suivant un rythme vif, chaud, vibré. / Surtout aux angles » (107). « OPÉRATION POÉSIE », lit-on dans un autre petit nœud-joyau affable, sans présomption, « Une sirène. Un avion. / Ton nom dans ma main ouverte. / 100 roses sur le Mémorial. // Les feuilles piaffent dans le Grand Jeu. // Stop l’ÉRÈBE! » (75). Refus ainsi de s’abandonner au dieu Érebos, à l’énergie de l’enfer, du chaos, des ténèbres, de la vieillesse; choix, tant que l’on peut choisir, de tout ce qui est surgissement, éclat, ardeur, surprise, vigueur, possible. Et en accueillant l’innombrable contiguïté-simultanéité des choses et phénomènes qui sont, peuvent être, ceci malgré les «trous»(noirs?) de la langue (45), de la mort à jamais, aussi, en nous et tout autour. La poésie de Denise Le Dantec, cette caresse, mortelle, vivante, anadyomène, sans cesse sortant des eaux qui noient.
Michael Bishop
Voir aussi Denise Le Dantec sur => TdF
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