Angèle Paoli | Marcher dans l’éphémère
Éditions les lieux -Dits, 2022,
Lecture de Jean-Louis Bernard
In Diérèse, Poésie & Littérature, n° 88
Automne 2023,pp. 257, 258.
S’il existe une vérité dans la « parole - en - écriture », elle existe dans la sauvagerie originelle des mots et silences qui la composent. Sauvagerie implosante ou explosante, peu importe, du moment qu’elle se conserve indomptée.
Sauvagerie n’est pas forcément violence, peut juste être liberté. Pourquoi le regard d’Angèle Paoli est-il, avant tout, libre ? Parce qu’il est tension entre ce qui s’affirme et ce qui s’efface, à la fois consumation du présent, dévoration du possible et acceptation du mélancolique. Et aussi parce qu’il instaure une relation avec les lieux et le temps, relation propice à l’habitation poétique du monde dont parle Hölderlin. Les mots du poème se déploient alors dans un espace qui devient corps habitable. Mots dont les plus banals, en leur usage, ouvrent le champ des possibles. Mots dans le deuil impossible des plus élégantes légèretés. Mots-gouffres, mais gouffres d’en haut, plongent vers le ciel. Cailloux épars, au grain lentement écrasé par l’articulation sculpturale de la parole, cette parole qui adviendra par l’accueil des mots perdus, leur apaisement, leur rassemblement.
Et puis, il y a beaucoup de blancs sur les pages. Beaucoup de lenteurs, de silences, d’échos. Angèle Paoli sélectionne les échos pour mieux nous faire appréhender le silence qui s’ensuit (celui qui, après Mozart, est encore du Mozart). (« Passe la vie qui nous sépare/ et son bruit doux/de pas retenus »). L’éphémère pose son souffle sur nos peaux (ce souffle navigant entre rien et quelque chose), l’éternité n’est pas question de durée mais d’intemporalité. Quant aux lieux, ils ont des résonances si profondes qu’ils semblent dissoudre nos propres frontières, et peuvent ainsi dissiper l’ailleurs en ancrant l’esprit dans le sensible.
La parole d’Angèle Paoli est ainsi comme un fleuve roulant entre vie et mort, à découvert. La vie, ici aptitude aux chasses subtiles des lieux et des moments, en filiation bachelardienne ( « Ligatures du temps/ air terre et feu/ dans le déclin du jour// les eaux tissent leurs lianes/ sous la roche »), écoute fiévreuse et sereine des bruits (« bris de branches/ froissement d’ailes / rires feutrés »), porosité au monde ( montagne enneigée, fleurs aux noms rares, bêtes en passage). La mort, pas un drame pour la poète. Juste nous rappeler que nous avons perdu le lieu et le sens du tragique, et qu’une redécouverte de la possibilité d’une parole universelle nous aiderait peut-être à la fois à parachever et à transfigurer la tragédie du monde. Et en ce fleuve circule la mémoire au gré d’un savant jeu de signes, puissant flux souterrain voué à exploser dans le présent.
Livre limpide au contenu secret, ce recueil capture des instants qui, par le fait même, deviennent ce qu’on n’oubliera pas : des sensations. Peut-être est-ce finalement cela, cet indéfinissable, que faute de mieux on appelle beauté.
Jean-Louis Bernard, pour la revue Diérèse.
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