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Le Tableau noir (Extraits)
La tenue de mon journal ne me sert plus qu’à lire utilement Montaigne avec le frein d’articulets pour « l’opinion ». Là est tout le gratuit de ma vie.
Sur L’ombre est mûre, en donnant le ton des rêves qui nous éveillent, j’écris les pensées qui me paraissent fondamentales et que je précise sur Le Tableau noir. Non, à vrai dire, des pensées, mais des actes rendus à la vie de la conscience. Mon intention est d’éveiller dans l’âme les soins de notre conversation, de faire qu’au lieu de se compromettre étourdiment dans sa familiarité avec le corps, elle ne pense qu’en fonction d’elle-même les actes essentiels de notre vie. Sorte de cette contradiction qui lui fait chasser la mort de nos pensées, mais mesurer ses ambitions sur les avantages d’un corps mortel.
Cet éveil de l’âme et son progrès hors de nos vues trouve son expression la plus naturelle dans la résurrection féérique du pays de mon enfance : un arbre, dont les racines sont dans L’ombre mûre et Le Tableau noir, le mélange du feuillage et des vents dans La Palme et l’ombrage dans mon journal.
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C’est en oubliant ce que nous sommes pour autrui que nous concevons ce que nous sommes. Il faut cesser de se voir pour se connaître. Notre instinct de conservation partage notre aveuglement. Il met le salut de notre amour-propre avant celui de notre vie.
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C’est dans la parole que s’accomplit la pureté du regard qui efface les traces.*
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J’allègerai ma vie du poids de ma personne. C’est le meilleur moyen d’avoir tout le poids de ma vie.
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Mon écriture restera dépourvue de force si j’ignore la force qu’elle est. Elle me sert à créer la réalité avec mes impressions…
Comment en édifiant mon lecteur sur ce que j’ai éprouvé, réussirais-je à l’instruire de ce qu’il est lui-même ?
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Toucher le lecteur avec ce qui m’a ébranlé, c’est bien mal commencer, la sensation que je lui fais partager est en lui mémoire ou ressemblance d’un fait qui m’échappe.
Mon rôle est de le retrancher de sa vie afin de le mieux absorber dans la plus haute expression de la mienne.
D’une aventure où je m’absorbe tout entier je dois, avant tout, vous informer comme si je vous tirais avec elle d’un évanouissement. Vous l’apprendre de façon à vous faire oublier tout le reste, et ne parler d’abord qu’à votre pensée qui se donne toute à chaque appel et vous enlève aux impressions à qui elle ne vous donne pas.
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La connaissance se perd en essayant de se dépasser. Savoir, c’est ne pas trop savoir.
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Je suis le fondement de mon néant ; et aussi le fondement de ma naissance.
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Un homme n’est jamais enterré tant qu’il garde son visage et sa lumière dans le vent. Notre corps n’est pas où nous sommes, il nous devance dans la force de ce qui sera et que nos paroles enfièvrent.
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La vie est prosaïque parce qu’on ne la voit pas comme elle est. Elle est poésie dans sa vérité.
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Comment l’homme peut-il chercher à se connaître quand il n’existe que dans le poids de son ignorance ?
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Tu veux te connaître ? Quelle folie. Tu es l’ignorance, et c’est toi qui forces le jour à naître de lui-même.
Comme la nuit fait apparaître les étoiles.
*. Les passages en italique sont soulignés dans le manuscrit de Joe Bousquet.
Joe Bousquet, « Le Tableau noir » in Europe, revue littéraire mensuelle, novembre-décembre 2023, pp.49, 51, 51.
Joe Bousquet a fait siens sa vie durant les mots de Franz Kafka : « Je ne quitterai plus ce journal, c’est ici qu’il faut que je m’agrippe, car ce n’est qu’ici que je le puis. » Ses cahiers qui lui tiennent lieu de journal sont l’atelier de son écriture biographique, d’une littérature nue, en son essence la plus risquée, sa naissance, son surgissement. Vers la fin de sa vie, dans les années quarante, essentiellement 1945-1946, quand il écrit Le Tableau noir, Joe Bousquet doute de la fiction, doute de la pensée, doute des mots et du langage. Il lui importe avant tout d’écrire la vie, de vivre l’écriture, dans leur immédiateté l’une à l’autre, comme le fera plus tard Roger Laporte. Le Tableau noir nous fait entrer dans l’atelier de Joe Bousquet, l’atelier incessant du langage entier. On lira ici des extraits de ce manuscrit inédit.
J.G.C
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JOË BOUSQUET
■ Joë Bousquet
sur Terres de femmes ▼
→ Passer
→ 11 septembre 1937 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
→ Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ Midis
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