Raluca Maria Hanea, Disparition initiale
Vignettes de Philippe Favier
Éditions Unes 2023
Lecture d’Angèle Paoli
La sagesse de la terre
La poète est-elle cet oiseau singulier qui disparaîtra pour réapparaître ? Un jour, plus tard, longtemps après, dès que la poésie lui fera signe ? Disparition, réapparition de celle qui, semblable au « Grand Indicateur » de l’exergue, est habitée par le monde ancestral qu’elle porte en héritage. Un rituel du retour qui la conduit, non en Afrique, selon les études menées par les ornithologues, mais en Transylvanie, sa terre initiale. Sa terre naufragée.
La Disparition initiale de Raluca Maria Hanea se fait « En trois versions », trois chapitres, - « Trois pierres peintes pour tenir l’année » ? - selon des variations. Sur le même. Personnages, thèmes, lieux. Chacune de ces parties est ponctuée par une étrange vignette, signée Philippe Favier, tout comme celle de la première de couverture.
Si le verbe « apparaitre » survient en premier, dans la mystérieuse phrase introductive du poème initial - « Les choses se ressemblent avant d’apparaître » - le recueil se clôt sur la disparition du père, à qui la poète dédie son œuvre :
« à mon père, Zaharie, parti deux ans, jour pour jour, avant la parution de ce livre. »
De sorte qu’il est possible d’interpréter ce recueil comme un travail d’archéologue de la mémoire qui cherche à exhumer les empreintes laissées par les souvenirs. La poète opère d’emblée un retour sur un passé enfui, sans doute bouleversé jadis par un terrible séisme:
« La terre avait glissé sur elle-même en pleine nuit, les murs ne faisaient plus maison. »
Au cœur de ce passé bouleversé revient la figure du père, dans les gestes et dans le « nous » qui l’unit à sa fille:
« [La terre] s’effritait, nous empoussiérait, il nous restait dans les mains des fibres dégagées que mon père enroulait en cordes, qu’il allongeait à terre »
Ou encore, dans la même page, ce constat paradoxal :
« Nous avions pris tant d’images, qu’il nous a été impossible d’apparaître. »
C’est peut-être ce séisme, lequel a fait chavirer « les épidermes du lieu », qui est à l’origine des images étonnantes, inhabituelles, qui habitent la mémoire de Raluca. Miroirs reflets verrière vitrine: tout ce qui se joue de la lumière, bouscule les formes. Les courbes, les orbes, les coins occupent l’espace. Il y a quelque chose de l’instable et du vertige dans la poésie de Raluca. Une géométrie qui défie les lois de l’horizon temporel. Tout semble se dérober. Même les lignes les plus simples. Placer/déplacer/transpercer, tout est mouvant dans l’univers poétique de la poète roumaine. Rien n’est droit ni stable dans les contours, centre/autour. Pas même le paysage hivernal de l’enfance. Pris dans son temps lent gercé de « cicatrices », il échappe aux normes ancestrales:
« Si on le secoue le paysage retombe comme une peau. »
Animé de formes mobiles, le monde de la poète l’est aussi d’animaux sculptés dans la pierre, de fossiles, de pelures et de peaux qui se relaient les unes les autres pour former le tissu des images mentales et des rêves, transportant avec elles tout un nuancier de couleurs, ailées, légères. Mais souvent cruelles. La traversée « cursive » des choses, tout comme la solitude, est habitée de monstres, de femmes-oiseaux, d’insectes, de livres « mal rangés ». De souvenirs qui ont mis du temps à réapparaître, à laisser affleurer le passé, à en réorganiser les contours fuyants. À lui restituer une apparence d’équilibre, là où tout est pris dans le chavirement:
« Par moment notre rue devient un navire, des volumes qui dévalent ordonnés entre un mûrier blanc et un autre noir. »
Et ce constat : « Comme un remède arrive trop tard: des années à se rappeler les contours absorbés par nos tissus. »
Tout ce qui est absorbé par l’œil (un œil de photographe ?) est pris dans un jeu de reflets déformés, billes de verre, miroirs en creux, artifices. Tout ce qui capte la lumière, la réfléchit et la transforme par l’entremise d’un champ visuel mouvant et altéré. La vision est celle d’un théâtre et le théâtre est illusion. Illusion de ce qui a été et qui défile, dans une métamorphose inédite:
« Dans le reflet mon œil qui se voit n’est pas humain.
C’est autre chose qui me regarde qui n’a ni la forme ni la couleur de mon œil ».
Tout ce qui faisait la vie, a été froissé ou dépecé. D’où cette mystérieuse formulation:
« Dans le cri des oiseaux la maison est cette peau retournée. »
Au cœur de cette tourmente surgissent d’autres silhouettes, d’autres géantes, d’autres contours. Ceux de la mère et de la tante Irina. Toujours reviennent les images du miroir et des cordes, de « la bille de verre soufflé ». Mais le monde n’en demeure pas moins inquiétant avec ces visions « d’organes géants », liés à la mère et aux tubercules qu’elle arrache à la terre.
« Avec ma mère on déterre des légumes derrière le hangar […]
Ce qu’on déterre palpite légèrement et devient un enchaînement d’organes géants, plusieurs à la suite, tenus ensemble par de grosses veines ».
Il semble que ces organes soient ceux de l’enfant en train de naître. Le dernier poème de cette première pierre se clôt sur ce qui semble être une apparition. Une naissance:
« Je tiens l’origine de toutes les cordes qui sortent d’un sternum immense, renversé contre le fond lointain, du noir et des étoiles.
Le tout bouge, respire, à la façon d’un inimaginable animal marin. »
La quête de l’indicible se poursuit dans les deux versions suivantes, qui confirme la poète dans ses démarches:
« Nous venons ici pour différentes raisons : certains pour bouger, d’autres pour disparaître. »
Images et mouvements se multiplient, l’œil photographique, aussi, qui s’empare des visions intimes. Qui se saisit de photos anciennes, agrandit les corps, extirpe de « la petite archéologie des placards » nombre d’objets de pacotille et de contes, rend aux femmes d’antan leur chorégraphie de lumière, au temps sa faculté d’allongement. Et toujours cette langue si particulière pour évoquer les gestes d’un quotidien défunt, ces mots du dialecte roumain qui s’immiscent en italique pour dire la tendresse mais aussi le cataclysme qui a tout bouleversé. Un petit lexique, en fin de recueil, donne le sens de ces termes qui surgissent sous la plume de la poète, comme autant de sigils qui ponctuent son existence antérieure, inexorablement meurtrie en une « nuit de fracas ». Or, la vie des hommes continue, qui s’adapte aux nouvelles configurations du paysage et tangue entre rapprochement et éloignement:
« Les anciens marchaient entre des crevasses […] Ils menaient leurs troupeaux […] D’Autres allaient aux champs […]
Pourtant, les crevasses s’élargissaient, les colonnes semblaient s’élever, les éloignant les uns des autres. »
Les pages de Disparition initiale sont un écran sur lequel la poète projette ses visions et se rêves. Images nourries de contes de rituels anciens de rondes de miroirs. De personnages féériques, d’animaux et de corps dont les formes grandissent à partir de contours et d’angles, de cercles et de centres. Tels sont les très beaux poèmes qui composent le dernier recueil de Raluca Maria Hanea, fuyant sans cesse de l’indicible à l’improbable. Un improbable qui prend ses marques se dilue se dérobe et finalement se crée dans la magie des mots. Tout ici est mouvement, tout est animé au long des « trois versions » de déplacements de torsions de lignes de fuite de cadres déformants qui se plient laissent à découvert un milieu et un centre, un entour et un autour. Et aux bords et abords, le pouvoir de moduler à l’infini l’horizon temporel. Le monde de la poète est un monde réduit en poussière. Un monde de sable, de « pierres chaudes, murmurantes », de tombes renversées. Peuplé d’objets hétéroclites et de visages qui se dérobent au gré de ses propres gestes, de sa pensée, de son propre visage. L’espace familier – forêts rochers rivières maisons – change sans cesse. Les couleurs comme les formes, se chevauchent se croisent se mêlent, laissent place à d’autres nuances. La terre bouge, change de place, avale les murs, absorbe le temps et les saisons. Tout dans la circularité de cet espace se dilue. Les sons et les silences, les êtres, leurs danses et leur musique, leur humanité. Ballotée, la poète en survie, cherche à travers les mots de quoi restituer une part de son histoire. « Cette bête en rage qui transperce avec sa corne la joue de sa partenaire », est-ce elle ? Elle a « maintenant mon visage », écrit-elle. Et ce cri, « sorti du corps qui dort » ? Est-ce celui de son être somnambule ? Car le corps chez Raluca Maria Hanea est aussi un être étrange, soumis aux mêmes forces telluriques que la terre. Contradictoires, elles déjectent et ingèrent. Continument. Se métamorphosent au gré du « naufrage ». Ainsi en est-il de la vision :
« La vision avant qu’elle ne vienne recherche partout son double ».
Peut-être le double de Raluca Maria Hanea se trouve-t-il dans une statue de pierre sculptée par son compatriote Constantin Brâncuşi?
Un double susceptible de rendre quelque espoir à la poète :
« La sagesse de la terre retourne cette année dans son calcaire.
Un grand embryon anonyme sauve ton îlot terrifié. »
Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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