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Canari, le 24 juillet 2023 Photo Angèle Paoli
Ma chère Grande,
Au moment où tu as écrit cette 16è lettre de notre jardin partagé, j’étais en Écosse. Un voyage de plus de trois semaines que j’ai vraiment beaucoup aimé. Aujourd’hui, plus de deux mois plus tard, je relis ton papier et je me lance dans une réponse qui sans doute sera de bric et de broc. Et sans doute en plusieurs étapes temporelles, tant il m’est difficile de me réhabituer à notre temps dévastateur. Pour tout dire, j’ai perdu le fil et ce n’est pas le vent fou de ce soir qui va m’aider à le retrouver. Depuis mon retour, il s’est passé tellement de choses que je ne sais au juste par où ni comment commencer. Il y a eu le Marché de la Poésie – dont je sais le regard distancié que tu portes sur cet événement annuel – avec de très beaux moments de lectures de rencontres de partages. Et de vrais moments d’émotion. Ce temps-là est toujours pour moi une réserve de surprises et de plaisirs. Bien entendu, j’ai rapporté nombre de recueils, dont j’ai fait une mise en lignes (partielle) sur TdF tous ces derniers temps. Avec deux lectures-phare pour moi, dans des genres très différents, bien sûr: Stations de Samira Negrouche et le recueil d’Emmanuel Merle. Avoir lieu. Et Puis il y a eu l’arrivée des Santelli, le retour sur nos photos d’Écosse, la plage quotidienne sous un soleil de plomb. En réalité, je suis cuite, recuite et je n’en peux plus de cette canicule qui colle à la peau et me transforme en limace gluante. Il y a eu le temps avec mes frères et pour moi, un surcroit de travail. Il y a eu aussi de bons moments au village, des soirées musicales, des repas sur la terrasse avec couchers de soleil somptueux. Des rencontres. L’été, qui n’est pas de tout repos, va battre son plein à partir de demain avec l’arrivée des enfants et ados. J’appréhende un peu les ados… et je ne suis pas la seule, mais j’espère que ce temps familial, s’il ne s’annonce pas très paisible, j’espère du moins qu’il sera convivial et détendu. Pour mettre toutes les chances de ce côté-ci de la balance, j’ai fermé TdF et me suis inscrite dans la pause annuelle des « vacances ». J’inaugure ce temps de répit, en venant à ta rencontre. Il est plus que temps.
Je me souviens avoir été bouleversée en te lisant. C’était sans doute dans l’étape qui a précédé l’île de Skye. Tes souffrances physiques, tes difficultés à te déplacer et cette ligne de mire qu’est l’opération des genoux, m’ont affectée. Néanmoins j’ai pensé à toi, chaque jour, toi immobile et bouclée dans la fournaise de ta ville, moi sillonnant les paysages sublimes d’Écosse. J’ai aussi pensé à quelques-unes de mes amies les plus chères. J’aurais aimé vivre avec toi, avec elles, ce temps miraculeux dans une île dont j’ignorais tout (ou presque) et qui m’a littéralement happée. Mais je n’ai pu réaliser de randonnées dignes de ce nom. La grande balade dans les Cullins, au fin fond d’un loch sur l’île de Skye m’a fait sentir les limites que je ne peux dépasser. En réalité marcher sur des sols tourbeux n’est pas facile et j’ai vite compris que je ne pouvais pas prétendre à grand-chose sur ces terrains apparemment simples mais terriblement accidentés. Quant à la montée vers le château-forteresse d’Edimbourg, elle ne s’est pas faite sans souffrance. Heureusement, j’avais pris la précaution de me munir d’un tube d’Arnigel et les massages quotidiens des genoux m’ont permis d’affronter. La raideur des escaliers séculaires et la chaleur accablante. Et ensuite de poursuivre nos virées sans trop de mal.
J’ai rapporté des montagnes d’Écosse un poème qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Bacchanales, sans doute à l’automne.
J’ai découvert en te lisant tout ce que j’ignorais de tes années estudiantines à Paris, tes tribulations, tes exigences et tes déceptions, lesquelles t’ont inoxidablement marquée. J’ai bien aimé le récit que tu fais de ces années-là. Je le trouve très intéressant, très vivant et très riche en même temps d’analyses personnelles et de notations sur le vif. Je n’ai pas bien compris quelles études tu envisageais… Médecine ? Puis tu as été contrainte de bifurquer à cause de ce fichu « numerus clausus » dont la médecine paye aujourd’hui plus que jamais les aberrations. J’ai gardé en mémoire les discussions véhémentes de nos amis médecins de l’époque qui dénonçaient cette extravagance. Mes cousins Santelli, tous deux médecins, l’un à la retraite, l’autre toujours en activité, en parlent très souvent.
Ma vie d’étudiante à moi, très différente de la tienne, n’a pas été non plus très facile ni très argentée. Mais à la différence de toi, je n’étais pas seule. Yves et moi travaillions ensemble, lui, dans sa chambre d’étudiant en Lettres classiques, moi dans la mienne en Lettres modernes, séparés la nuit par la force des choses (c’était avant les événements de Mai 68), ensemble le jour pour arpenter le Vieux Lille ou les champs des betterave d’Annappes. Ce temps-là a duré deux années. Puis, mon père ayant quitté le Nord et ayant été nommé à la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence, nous avons fait nos valises - sans regret- et avons rejoint la faculté des lettres d’Aix pour y poursuivre nos études. Là, notre vie a changé, partagée entre les études, les fiestas avec nos nouveaux amis, les soirées interminables, les déambulations nocturnes, les virées sur la côte, les bains de mer improvisés avant de retourner à la ville et au sérieux, tout relatif, de nos études. Il y avait souvent autour de la table de grands maîtres – Raymond Jean ou Paul Veyne, notamment - qu’Yves avait en cours d’Histoire Romaine. C’était un grand intellectuel dont Yves admirait le savoir et le talent, avec qui les discussions inépuisables allaient bon train. Jusque tard dans la nuit. Nous vivions dans une mini-communauté. Nous partagions notre appartement avec deux de nos amis, chacun ayant sa chambre. Yves était Ipessien et, en tant qu’élève-professeur, rémunéré, ce qui était très agréable. Notre amie Jacqueline était ipessienne, elle aussi. Elle était d’extrême gauche et aimait à la folie un pote d’extrême droite. C’était la bagarre permanente. C’était violent. Mais c’était la vie. Une vie violente. De petits bourgeois qui rêvaient de s’encanailler. L’époque était mouvementée – c’était la suite de « l’affaire Gabrielle Russier » -, les tournages de Cayatte dans la ville et sous les fenêtres du Palais de Justice avec banderoles, affiches, charivari. On était tout le temps dehors (ça nous changeait des pluies sur les plaines de Lille et des soirées enfumées dans les locaux de nos résidences) ; on manifestait. Mon père encaissait, sans nous réprimander. Il était avec nous. De notre côté. Nous le retrouvions parfois sur la place du palais, apaisée, en grande discussion avec les ténors du barreau, Me Pollack, Me Lombard. Et d’autres dont j’ai oublié le nom. Nous étions fiers et admiratifs, fiers d’être là, au milieu de ces grandes voix et de les écouter.
C’était Aix. Nos années aixoises. Colorées, animées, joyeuses, fantaisistes. Assez insouciantes et privilégiées (pas forcément sur le plan pécuniaire mais dans l’état d’esprit du moment, ivresse de notre jeune et « immortelle » liberté.)
C’est à Aix que nous nous sommes fiancés, puis mariés. Nos deux filles sont nées dans cette ville que j’ai beaucoup aimée. Emmanuelle a partagé dans son jeune temps nos années folklo. Elles ont pris fin en septembre 71. Nous avons dû quitter Aix. Et nous avons repris, le cœur gros, très gros, la route du Nord. Pour nous installer à Amiens où j’ai eu mon vrai premier poste.
Aujourd’hui je n’ai plus aucune attache à Aix. Notre meilleure amie de cette époque – Jacqueline - est morte du cancer du fumeur (conséquence de ses soirées tabagiques) en juin 2020, un an à trois jours près de la mort d’Yves. Je crois que je ne remettrai pas les pieds dans cette ville. Je préfère désormais arpenter des terrae incognitae, que je n’ai jamais eu l’occasion de parcourir avec Lui. Je suis tentée par le Pays de Galles, par exemple. Ou par des villes d’Italie où je ne suis jamais allée. Tout mon amour de l’Italie se trouve dans mes recueils – Italie Fabulae et Lauzes. Et dans ma mémoire, ce peu de choses qui nous reste de tout ce que nous avons aimé et dont nous pensions que les mots nous garantiraient de la perte. En réalité il ne reste qu’une poignée minuscule de chacun de ces souvenirs. Mais il reste tout de même une empreinte et celle-là, elle est secrète, indicible. Elle s’efface au fur et à mesure que l’on cherche à mettre la main dessus et à lui assigner résidence. Et c’est mieux ainsi.
Pour répondre à ta question sur le « toboggan » qui nous conduit vers l’inéluctable, bien sûr que j’y pense. Ce n’est pas tant la mort qui m’effraie que la maladie sournoise qui fait soudain irruption sans crier gare et qui nous mène à sa guise. Je suis entourée – comme toi aussi, sans doute- de personnes, amies ou non, qui se réveillent avec une tumeur cérébrale ou un cancer insoignable. Qui modifie totalement le regard que l’on avait jusque-là sur la vie, modifie la vie elle-même, transformée en enfer médicalisé. La longue maladie d’Yves m’a mise à rude épreuve jusqu’à la fin, que je tente de mettre en mots sans réellement y parvenir. Je sais bien que mon tour viendra, sous quelle forme, je ne sais pas. Nous ne saurons jamais ni l’heure ni la forme que prendra le dernier virage. Je peine à comprendre que nous ayons pu être et soudain n’être plus. C’est la seule expérience vitale qui nous échappe totalement ; dont le sens et la compréhension nous échappent vraiment. Pour le moment, je profite de ce temps qui m’est octroyé, je profite de ma santé qui n’est pas si mauvaise – à ce que je crois- ; mais cela aussi peut changer, du jour au lendemain. Et comme toi, je ne m’ennuie jamais. J’ai mon rythme de vie, plage à partir de 17h jusqu’à 20h30, en ce moment. J’ai mes petites-filles (elles sont grandes et me dépassent, et mon petit-fils), ils sont très autonomes et s’activent à fabriquer des trucs auxquels je ne comprends rien. À la plage, je bouquine. Je mène plusieurs lectures à la fois. Danube de Claudio Magris (1990). Mieux qu’un livre d’histoire pour comprendre l’évolution de l’Europe et les dangers qui la minent. De longue date. Ce livre-là (je l’ai déjà lu et je le relis), je le lis l’après-midi (à l’heure de la sieste) ou la nuit, lorsque j’ai une insomnie. Il y a un extrait dans TdF.
J’en choisirai sans doute un autre pour la rentrée, tant ce livre est passionnant. À la plage, entre deux baignades, je lis D’une seule vague de Patrick Quillier. Une vaste épopée, tant sur le plan de l’écriture que sur la matière dont Patrick Quillier s’est emparé. Pour le moment je prends des notes sur cette œuvre d’envergure, portée par le souffle épique qui est aussi un souffle lyrique. Il y a de très beaux passages, très envoûtants. Quillier poète se distingue des formalistes - dont il n’est pas - pour se consacrer à une forme de poésie qui, je le croyais, n’avait plus cours. Lyrique et épique. Sans doute pas du goût de tout le monde. Mais cette poésie-là, celle de Quillier, embrasse toutes les formes de chants, litanies, motets, symphonies, modulations, voix… Pour ramener sur le devant de la scène et dans un immense filet, tous les poètes disparus, toutes les voix porteuses des dénonciations multiples – poètes rhapsodes aèdes bardes griots musiciens chamans… - depuis les origines jusqu’à nos jours… Ce Quillier-là est du côté des opprimés, tous les opprimés de la terre, depuis les temps bibliques jusqu’aux massacres, désastres, exterminations, meurtres, destructions qui rongent continument notre monde. Il faut prendre son souffle avec lui, il nous y engage, lectrices et lecteurs :
« craquez craquez fissures dans toutes les murailles du temps
criquets venez vrombir ici ô criquets de tous les esprits » (p. 17)
« ô criquets de tous les esprits venez vrombir ici criquets
dans toues les armures dans tous les murs fissures craquez. » (p.485)
Tel est le leitmotiv qui court dans cette immense fresque poétique, injonction à prendre part avec lui à l’immense vague qui conduit à la révolte. À se laisser enrouler par elle, et emporter pour rejoindre la non moins immense cohorte de ceux et de celles qui continuent de faire vibrer la poésie par leur chant. Un brin utopique et fou. Mais cette folie-là, comment ne pas la rejoindre ?
Simine Behbahani Dighenis Akritas Benjamin Fondane Radnóti Miklós Jean Sibelius Nazim Hikmet Siegfried Sassoon Jacques Darras To Huu Loys Masson Dominique Tron…et tant d’autres dont il me faut relire l’épopée ; parmi lesquels Olivier et Roland Jeanne d’Arc Nausicaa Fernando Pessoa Claude Ber René Char Mahmoud Darwich Armand Gatti Serge Pey… Le dernier qui boucle momentanément la vague. Laquelle annonce une suite. Un magnifique et envoûtant Canto General !
En cet instant où je vais sans doute opter pour la sieste, je sens monter en moi les mots de l’émotion et le désir d’entrer dans la geste du poète. Je vais la relire, au rythme de la vague, tout à l’heure. Et me laisser prendre à la force de son rythme.
Dans l’attente de ce moment- exaltant- je t’embrasse, où que tu sois. Je t’espère au frais dans ton village d’Ardèche.
Mille et une bises,
Angèle
Centuri, Été 2023 Photo Angèle Paoli
Comme tu le sais, la seule lumière qui ne nous quitte pas, est celle de nos mots partagés. Lettre suit...
Rédigé par : Marie-Thérèse Peyrin | 14 octobre 2023 à 14:51