Anne Sexton | Transformations
Traduction de Sabine Huynh
Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2023
Lecture de Noémie Antoine : La fille Karamazov
« We are all mad here!1 » Transformations d’Anne Sexton n’a décidément rien à envier au fol univers du Cheshire Cat.
Traduit par Sabine Huynh, à qui l’on doit déjà le fulgurant Tu vis ou tu meurs2, ce cinquième recueil de la poète américaine s’inscrit dans la continuité du travail éditorial de la maison « Des Femmes – Antoinette Fouque » et poursuit la mise en lumière d’une œuvre poétique jusqu’alors confidentielle en France.
De tous les recueils d’Anne Sexton, Transformations est celui qui a connu le plus vif succès. À sa publication en 1971, Anne Sexton apparaît déjà comme une autrice émérite, saluée du public comme de la critique3. Mais alors qu’aux États-Unis déferle « une marée de voix4 » féminines, les poétesses souffrent encore d’une idéologie conservatrice visant à dénigrer leurs productions littéraires, circonscrites à de simples expressions lyriques, essentiellement centrées sur le vécu personnel de leurs autrices. Figure de proue de la poésie dite « confessionnelle », Anne Sexton choisit de s’emparer de la littérature patrimoniale et de s’affranchir de toute étiquette grâce à l’universalité de la fiction.
Ses Transformations s’appuient sur le canevas des contes traditionnels de Grimm dont ils détournent les invariants – personnages et péripéties – pour en proposer une relecture satirique. Anne Sexton crée ainsi la forme hybride du poème-conte, à l’ossature assez fixe pour se répéter d’un écrit à l’autre et cependant suffisamment élastique pour défier les limites du genre initial. À la manière d’un frontispice, chaque réécriture est introduite par une forme de glose qui vient accentuer un motif du récit, le discuter ou encore glisser quelques clefs de lecture à l’attention du lecteur. S’ensuit un long poème narratif : le poème-conte.
Les contes qui nourrissaient jadis les rêveries ensemencent ici une sombre forêt, à la fois caustique et cauchemardesque, au cœur de laquelle le lecteur est invité à se perdre. Blanche-Neige et les sept nains, Le Nain Tracassin, Cendrillon, Raiponce ou encore Le Petit Chaperon Rouge sont passés à la moulinette d’une plume transgressive et féministe qui exacerbe leurs discordances et autres incongruités. Sans rien céder au mouvement de « Disneyfication » qui donne lieu à l’édulcoration des contes sources, Anne Sexton revivifie la tonalité inquiétante des récits et préserve leur fin parfois tragique, comme celle des demi-sœurs de Cendrillon, aveuglées par une colombe après s’être sciemment mutilé les pieds, ou encore celle de la marâtre de Blanche-Neige qui s’élance dans une danse fatale, les pieds chaussés de « souliers de fer chauffés à blanc5 ».
Mais les ressemblances avec les contes populaires s’arrêtent là. Anne Sexton déforme, tord et contorsionne les récits pour les amener à leur point de fusion, comme le ferait un souffleur de verre. Elle les soustrait au carcan de la tradition au moyen d’un style mordant et d’un humour grinçant. Ses images poétiques décalées, presque surréalistes, sèment le trouble dans l’esprit du lecteur : le sang des sorcières bout « comme du Coca-Cola6 », Blanche-Neige est une « bécassine7 » et les nains des « hot dogs ridicules8 ».
Certes, Anne Sexton réinvestit les formules consacrées du conte, mais elle leur redonne de la densité. Alors que le conte condamne les personnages à rejouer les mêmes scènes sans perspective d’évolution, les poèmes-contes de Transformations les arriment à une temporalité bien concrète pour les arracher aux griffes mortifères d’un présent perpétuel. Les « héros » s’enfoncent les deux pieds dans la boue du hic et nunc et s’affranchissent, ce faisant, du triple sarcophage des signes graphiques, des règles du genre et des contraintes stylistiques. Les poèmes-contes investissent le champ du quotidien et rapprochent les personnages des quidams de fait divers voire de gazette people :
Elle revient souvent dans les livres :
le plombier père de douze enfants
qui remporte le gros lot à la loterie.
Du ruisseau à la société.
Ce genre d’histoire.
Ou la gouvernante,
un pur délice venu du Danemark
qui enflamme le cœur du fils aîné.
Des couches à Chanel.
Ce genre d’histoire9.
Le lieu du poème devient celui d’une négociation perpétuelle entre une forme parlée moderne qui s’incarne en chair et en encre, et une forme écrite qui laisse s’écouler les fluctuations de la voix poétique.
La voix ? Entre nos mains, le recueil se fait lampe merveilleuse d’où jaillissent des timbres polyphoniques, harmonieux ou dissonants, étrangers ou intimes. C’est qu’Anne Sexton cherche le « miracle du poème », ce qui ferait sonner vrai la poésie au travers, par-delà comme en dépit de la fiction. La vérité du poème passe alors par une plasticité des personas de la locutrice, par des pas de côté volontaires qui se jouent du « je » autobiographique puis reviennent par une voie détournée à l’écriture de soi. On ne peut s’empêcher de songer à la « petite voix qui criait de loin10 » et qui tourmentait la poétesse, comme si l’inscription du poème-conte sur la page permettait d’apprivoiser la folie, à l’intérieur du cadre rassurant de la strophe ou de la contrainte stylistique. Tension du dehors et du dedans :
À cause du serpent blanc
il entendit les animaux
parler dans toutes les langues.
Ainsi l’aura descendit sur lui11.
Saisie par l’étrangeté de la langue sextonienne, voilà près de vingt ans que Sabine Huynh « étire sa propre peau12 » pour saisir la portée de ces voix. L’idée même de frontière, chère à l’œuvre d’Anne Sexton, se réactive dans les ouvertures pratiquées par la traductrice. Le texte poétique s’épanouit dans ses autres potentialités. Il résonne d’un autre timbre, grâce au jeu des assonances, des allitérations ou des rimes internes, et s’il voile les rimes finales, il conserve précieusement les aphorismes en fin de vers, comme s’il s’agissait de participer au désenchantement féérique. Il en va ainsi du Parrain Faucheur qui clôt vers et poème sur ce qu’est la mort : « la grande extinction, / le grand non13. »
En vérité, l’oralité sous les signes n’est jamais bien loin. Scandée par les répétitions, la langue poétique chahute la syntaxe et se hérisse d’américanismes. Anne Sexton affûte ses vers pour en faire un carmen incantatoire chargé de secouer un lecteur par trop léthargique. Prenons garde ! Dès le début du recueil, la parole est à l’accusée qui nous met au défi : « Celle qui parle dans ce contexte / est une sorcière d’âge moyen, moi14 — » Irrévérencieuse, la sorcière use du sarcasme comme de la trivialité pour tisser les motifs de ses poèmes-contes où érotisme et sexualité féminine sont exacerbés. Là où on escamotait les corps à corps, Anne Sexton répercute au contraire, les stridences d’un désir abordé de front, à l’image de Raiponce et de sa geôlière, mère Gotel, qui « touchent leur délicats goussets15».
Serpentine, la langue poétique poursuit sa mue. Du corps intime d’Anne Sexton, elle s’enroule autour de la chair autoriale, avant d’épouser les courbes poétiques des vers alanguis sur la page. Elle s’échappe encore, déborde des caractères typographiques, embrasse le timbre sonore des poèmes et de leur déclamation. Elle touche enfin l’universalité et finit par s’emparer du corps collectif d’une infinie communauté de lecteurs.
Car si la pythonisse nous interpelle, c’est pour chercher les clefs. « Il nous faut les réponses16 », assène-t-elle, péremptoire. Anne Sexton ne craint pas d’exhiber nos monstres primordiaux, notre chaos interne. Elle trace les limites d’un espace transversal qui donne corps à la voix et rend visible des créatures voraces devant lesquelles s’abîmer, tout frissonnants de fascination et d’effroi. La mécanique du conte se dérègle, le poème s’enfle et se boursoufle comme si le monstrueux n’était pas seulement ce qui se décrit mais aussi ce qui s’écrit : le désenchantement du mariage, la désillusion de la maternité ou encore l’inceste sont autant d’Érinyes qui poursuivent le « je » poétique et inquiètent le lecteur. Entre ce qu’on ne devrait pas dire et ce qu’on ne veut pas voir, Transformations devient le recueil de toutes les subversions.
« Nos problèmes personnels sont des problèmes politiques » écrivait Carole Hanisch. Loin d’en faire un objet esthétique forclos sur lui-même, Anne Sexton laisse le recueil s’inscrire dans le champ du politique. Sans être ouvertement militante, l’écriture sextonienne s’imprègne des apports de la deuxième vague du féminisme aux États-Unis et participe, comme The Princess and the Goblins de Sylvia Plath ou Beginning with O d’Olga Brouma, d’une réécriture postmoderne féministe des contes de fées.
« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Vraiment ? Les poèmes-contes explorent des thèmes non seulement novateurs mais surtout délibérément ignorés par tout un pan de la littérature. La sorcière du recueil, figure de contre-pouvoir par excellence, met en avant les conflits de valeurs entre les nouvelles aspirations des femmes et la perpétuation des modèles incongrus qu’on leur tend. Elle s’insurge contre les rôles creux dans lesquels on voudrait les enfermer pour les réduire à des personnages de second plan, sans désir ni volonté propres. Elle remet en cause le bonheur domestique et la quête de normalité servis en horizon d’attente par la société américaine. La sexualité hétéronormée ne fait plus rêver personne et les « héroïnes » ne craignent pas d’explorer une homosexualité, synonyme de fontaine de jouvence.
Finalement, ce qui s’écrit en filigrane de l’espace poétique, ce qui s’entend dans les interstices de la traduction, c’est une œuvre résolument queer. C’est le loup travesti « de dentelles à froufrous17», c’est le bon roi, échauffé par la difformité de son épouse, c’est encore la femme qui écrit, qui plus est, de la poésie. Ces « anti-contes » s’apparentent à une allée du grotesque où défilent parias et autres outcasts dans une ambiance carnavalesque. Les personnages des marges, proscrits ou inadaptés, illustrent la transversalité des poèmes-contes et font le point de jonction entre l’intimité des failles et l’extériorité d’un monde normé qu’ils invitent à transgresser.
Transformations ne souffle pas seulement la bise de nos pires cauchemars, il déchaîne avant tout un furieux vent de liberté. Mieux : d’espoir.
1. Carroll, L. (2015). chap. 6 « Pig and Pepper ». Dans Carroll, L. (2015). The annotated Alice, 150 TH anniversary deluxe edition, ed. Martin Gardner, enrichi et annoté par Mark Burstein, illustré par John Tenniel, W.W. Norton & Company, Londres, novembre 2015, p. 79.
2. Sexton, A. (2022). Tu vis ou tu meurs : Œuvres poétiques (1960-1969), (Traduit par Huynh, S.), Des femmes-Antoinette Fouque.
3. Elle reçoit le prix Pulitzer pour Live or Die en 1967.
4. Ostriker, A. citée par Godi, P. Dans « Anne Sexton sous l’œil expert de Sabine Huynh et Patricia Godi / Le printemps des poétesses », L’affranchie, avec Courbet, S., Godi, P. et Huynh, S., 18 mai 2022, 46 min.
5. Sexton, A. (2023). Transformations, (traduit par Huynh, S.), Des Femmes Antoinette Fouque, p.29.
6. Sexton, A., op. cit. p.107.
7. Sexton, A. op. cit. p.127.
8. Sexton, A. op. cit. P.25.
9. . Middlebrook, D.W. (1992). Anne Sexton, a biography, First Vintage Book Edition, pp. 16 et 219.
1 Sexton, A. (2023). Transformations, (traduit par Huynh, S.), Des Femmes Antoinette Fouque, p.30.
2. Ostriker, A.
3. Sexton, A. op. cit. P.49.
4. Sexton, A. op. cit. p.21.
5. Sexton, A. op. cit. p.51.
6. Sexton, A. op. cit. p.22.
7. Sexton, A. op. cit. p.83.
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