<<Poésie d'un jour
→ Les jets d'eaux de la Villa d'Este Photo : → G.AdC
I
Aujourd’hui est une allée. On y avance sans se retourner
Entre toi et moi tu as tendu l’élastique de la distance
Distance qui se tend et qui s’accroît, où je me tends et me
déploie, mon bel oiseau que ses ailes déchirent
Je marche pieds nus, je vais pas à pas les bras en croix sur le fil
que tu as tendu, répétant après toi : je suis ici, je n’y suis pas
Le simple fait d’aller me rend glorieux. Tout le vent, toute la
lumière se croisent sous mes pieds au-dessus des herbes et des
oiseaux. Je vais vers toi.
II
Tes mains vont de mon visage à tes genoux. Ton visage est nu
et calme au-dessus de tes deux genoux. Et ça fait comme une
lumière qui se découvre. Je vais vers toi
Vers cette lampe, je vais, je rampe. Même à genoux, quand je vais
vers elle, je suis debout
Elle ne m’éclaire pas, elle m’élève
Entre deux arbres, tu as tendu le fil à linge pour que je m’y étende
les bras en croix, que j’y apaise ma rage
Le fil, moi. Plus le fait que je n’y suis pas. Tous le monde ne
peut pas monter là-haut. Et toi. Qui m’attends ou ne m’attends
pas. Qui fait les cent pas. Comment monter ?
Le fait est que maintenant j’y suis. Comment ai-je fait pour
arriver là-haut ? Je ne saurais le dire. Ça s’est fait sans moi. Un
bonheur, le plus grand qui soit, m’a soulevé. Une grâce. Main-
tenant il me faut aller. Et d’abord tenir debout. Comment faire ?
Je ne suis pas comme toi, moi, je n’ai pas d’ailes
Mais je te parle. En te parlant je vais vers toi. En te parlant je
m’éloigne de moi. Et je me retourne entre sol et ciel
La règle est simple, facile à écrire : « Elle m’évite, je lévite »
Mais pourtant les choses ne sont pas si simples entre nous : ce
n’est pas parce que tu m’évites que tu ne tiens pas à moi. Tu tiens
pas moi. Légèrement au-dessus du sol
III
De toi à moi, l’un contre l’autre, il reste entre nous cette distance
d’elle à lui que tu ne franchiras pas. Je tends vers ça
Pas à pas, je vais vers toi, pied à pied tu te défends, me
repousses vers moi. C’est ainsi que peu à peu je me dépasse,
je te deviens
Parfois je te vois, tu t’étends sur le fil de l’horizon. J’ai l’impres-
sion que tu m’attends ou que tu te reposes de m’attendre
Le plus souvent je ne te vois pas. Seule cette distance à ta place,
perpendiculaire à la ligne de l’horizon. Couteau aigu glissant,
s’aiguisant sur la corde qui me retient à toi
Parfois tu mets ta perche en travers de toi et tu te déplaces,
fragile croix qui va et vient, à laquelle il faut que je m’accroche
et que je croie
La rivière me dit avec son sourire un peu moqueur : tous les
chemins ne vont pas tout droit
Fragile est l’ombre qui vacille, fragile est la silhouette qui va,
fragile et gracile, mais dure est la distance entre les deux, dure
et tendue, indestructible
Vers qui, vers quoi, je ne le saurai qu’en avançant. Mais vers toi
je le sais déjà, c’est ce qui me fait avancer
Aujourd’hui que le ciel est gris je ne veux pas pour avancer du fil
de la mélancolie – uniquement le vol des migrateurs. Eux seuls
vont vers. Le savent-ils ?
Jean – Marc Sourdillon, « II, Sur le fil » in Aller vers, poèmes, Éditions Gallimard, 2023, pp. 83, 84, 85, 86.
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JEAN MARC SOURDILLON
Source
■ Jean Marc Sourdillon
sur Terres de femmes ▼
→ On naît (autre poème extrait de L’Unique Réponse)
→ Comme des frères
→ [Cet imperceptible oiseau très loin] (extrait de Dix secondes tigre)
→ Au commencement (extrait des Miens de Personne)
→ [Deux fois l’an, pendant l’été] (extrait d’En vue de naître)
→ Les Tourterelles (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ une lecture de L’Unique Réponse par Jean-Michel Maulpoix [PDF]
■ Note de lecture de Jean Marc Sourdillon
sur Terres de femmes ▼
→ Isabelle Lévesque, Le Fil de givre
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