<< Éphéméride culturelle à rebours
Francesca Woodman / autoportrait
Le 3 avril 1958 nait à Denver (Colorado) la photographe Francesca Woodman.
Francesca Woodman grandit dans une famille d’artistes où la sculpture (sa mère Betty Woodman), la peinture et la photographie (son père Georges et son frère Charlie – lui-même vidéaste) se côtoient en permanence. Passionnés d’Italie, ses parents achètent une ancienne ferme en Toscane où ils passent leurs étés. Francesca, qui parle couramment l’italien, poursuit ses études aux États-Unis à la Boulder High School (Colorado) avant d’entrer, en 1975, à la Rhode Island School of Design de Providence où elle s’inscrit en cours d’arts plastiques. Très tôt initiée par son père à la photographie, elle fréquente Aaron Siskind – associé au mouvement expressionniste abstrait - dont l’atelier inspirera à la jeune femme nombre de photos.
En 1977-1978, Francesca Woodman se rend à Rome grâce à l’obtention d’une bourse universitaire. Après sa licence, la jeune artiste retourne aux États-Unis pour chercher du travail. Elle s’installe dans l’État de Washington et commence à exposer son œuvre dans différentes galeries. En 1981 parait aux éditions Synapse Press de Philadelphie son livre d’artiste → Some Disordered Interior Geometries. Un ensemble de carnets auquel elle travaillait depuis 1976. Le 19 janvier 1981, Francesca Woodman met fin à ses jours en se défénestrant. Elle avait vingt-deux ans.
__________________________
Extrait 1 : Anna Tellgren, On Being an Angel (1976)
" Un encadrement de porte, dans une pièce au sol dallé de motifs noirs et blancs, haute de plafond. Au centre de l’image se dresse une chaise haute, ouvragée, en bois sombre et luisant ; un tissu blanc, un vêtement peut-être, est jeté en travers du siège. Une femme est suspendue au linteau de la porte, vêtue d’une chemise claire, large et froissée. La lumière tombe sur son corps et se concentre sur ses jambes nues et ses pieds, d’un blanc éclatant. Une crucifixion, on ne peut s’empêcher d’y penser. Les lourds plis de la chemise sur les bras de la femme nous ramènent à des images d’autel ou à des effets de trompe-l’œil. Son visage à demi caché derrière un bras se couvre d’une ombre douce. La lumière sur les dalles étincelantes, sur les murs blancs et les jambes flottantes. Comme si souvent dans les images de Francesca Woodman, les pistes d’interprétation se recouvrent et s’accumulent en strates successives. Ma première impression irait vers une femme crucifiée, sacrifiée, exposée, dans un monde qui reste en grande partie dominé par des hommes, où le corps féminin est encore effroyablement marchandisé, voire sous possession masculine. Puis un autre niveau d’interprétation surgit : le Dieu crucifié pourrait-il se conjuguer au féminin ? L’une de nos histoires les plus fortes et les plus connues serait ici mise en scène avec une femme dans le rôle principal ; le Fils de l’Homme devient une fille, tout aussi divine dans son humble grandeur. Mais voici qu’une série de détails se faufilent dans mon esprit : un coin de table ronde, là, sur la gauche de l’image, un fil électrique mal enroulé qui traîne le longe de la plinthe, un bout d’affiche sur le mur. La lumière pourrait être celle du matin, le tissu blanc sur la chaise, un peignoir, abandonné en route. Des détails de la vie quotidienne, une vie en cours. Et je suis alors frappée de stupeur : non, ce n’est pas une crucifixion ! La femme se suspend à l’encadrement de la porte à la force de ses bras, de ses mains puissantes. Comme si elle avait sauté, prise d’une impulsion soudaine. Muscles et tendons, ombre et lumière, pesanteur et légèreté. Elle flotte librement sous l’arc des bras tendus et peut-être rit-elle sous cape derrière son bras gauche. "
Francesca Woodman, Devenir un ange… Éditions Xavier Barral, 2016.
***
Extrait 2 : Bertrand Schefer, Francesca Woodman (2023)
" Je m’aperçois que je tiens à elle depuis des années. C’est une pensée sans suite, insaisissable. Ses photographies m’enveloppent comme des bras. Ce sont des cérémonies secrètes. Elles me font flotter dans un temps qui n’est ni le sien ni le mien : les repères d’époque ont disparu. Ces appartements vides où elle se met en scène, c’est comme une poche de temps et d’espace où un rite se rejoue continuellement. Des lieux que je reconnais sans y avoir été, ils ressemblent à ceux que j’ai connus, une même lumière les traverse. Ils ont quelque chose à livrer. Ces images me tétanisent. Elles m’appellent, mais je ne sais pas encore ce qu’elles ont à me dire. A quel endroit elles me saisissent. Ce qui se joue en elles et en moi à l’instant où nos regards se croisent. Sa danse étrange dans ces pièces à peu près vides, où traînent quelques objets singuliers : des tissus, des anguilles, des miroirs, des cages, des coquillages.
Elle donne un décor aux figures disparues. Elle a créé un espace qui ne ressemble à aucun autre. Elle a trouvé, inventé le lieu pour se montrer et disparaître. Personne n’avait pensé à ça de cette façon, à ces pièces nues, vides, mais vivantes. Elle l’a trouvé tout de suite, et elle n’en est jamais sortie. Il n’y a pas de ciel, jamais. Pratiquement aucun extérieur. Rarement une fenêtre. Mais toujours des pièces vides, des murs et des angles. Et un corps, le sien, qui l’arpente, le mesure, détermine ses limites, ses possibilités, ses frontières, ses impasses. Au départ, tout est fermé. Corps plié, allongé, recroquevillé. Qui se demande comment traverser cette courte portion d’espace, la saisir, y être. Qui se demande comment être là.
C’est un espace hors du monde, une chambre close, une femme enfermée dedans qui se débat et cherche une issue. Elle se dit à travers un récit d’états insaisissables, mais ne se raconte pas et pratiquement ne se représente pas non plus : elle se tient là, mais ce pourrait être une autre qu’elle. Elle déjoue l’autoportrait, comme elle déjoue l’histoire ou la possibilité d’un récit : c’est aussi de cette façon qu’elle fait avancer la photographie, qu’elle la libère de ses objets toujours identiques – paysages, portraits, natures mortes, nus, scènes de rue – en explorant les limites de son néant…"
Bertrand Schefer, Francesca Woodman, P.O.L 2023, pp.20,21,22.
____________________________________________________________________________________________________________________________
____________________________________________________________________________________________________________________________
D E U X N U S D E F R A N C E S C A W O O D M A N
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.