<<Lecture d'Angèle Paoli
Collage G.AdC ; Photos: Google images
« Plutôt une onde silencieuse, violente et douce à la fois… »
Publié aux éditions « Nous » en février 2023, le dernier ouvrage de Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, a été achevé d’imprimer le 20 décembre (2022), jour de la mort de Max Brod (1884-1968). L’on doit à Max Brod, l’ami de toujours de → Franz Kafka et son exécuteur testamentaire, de pouvoir lire aujourd’hui les œuvres de l’auteur pragois, arrachées à l’anéantissement et à l’oubli. L’on doit aussi à Max Brod une biographie Franz Kafka, souvenirs et documents, éditée en 1945 aux éditions Gallimard, à laquelle Sereine Berlottier fera souvent allusion. Par ailleurs, la publication du livre de Sereine Berlottier vient rejoindre les nombreux autres ouvrages consacrés à Kafka, depuis les origines de leur publication jusqu'en cette année du cent quarantième anniversaire de la naissance de l’auteur de La Métamorphose, né à Prague un 3 juillet 1883.
Le titre choisi par Sereine Berlottier n’est pas sans surprendre. Qui associe Kafka à Fernando Pessoa, auteur du Livre de l’intranquillité. Kafka, Pessoa, deux écrivains « intranquilles », chacun à sa manière. Auxquels il faut ajouter une troisième « intranquille », présente en contre-jour. L’autrice elle-même, tenaillée par ses peurs. La préposition « avec » mise en relief en début de titre, annonce un accompagnement. Le cheminement de Sereine Berlottier aux côtés de Kafka. À la fois recours et secours. L’adjectif « intranquille », emprunté dans sa forme adjectivale à → Fernando Pessoa, qualifie l’état d’un « cœur » remué dans la durée et en profondeur. Celui de Kafka mais sans doute aussi celui de la narratrice de ce curieux ouvrage. C’est aussi l’adjectif qu’elle utilise en commentaire à une phrase de Kafka :
"En changeant de feuille, je m’aperçois que je me suis peut-être montré plus compliqué que je ne suis." C’est l’une des phrases intranquilles qu’il écrit à Felice, dans sa toute première lettre, le 20 septembre 1912. »
Curieux, cet ouvrage l’est, dans la mesure où il n’appartient à aucun genre littéraire précis. Il n’est en effet ni un essai sur Kafka ni une nouvelle biographie ; ni un journal intime concernant l’autrice (il n’y a aucune date indiquant les moments de l’écriture de l’autrice ), pas davantage une autobiographie. Plutôt un « projet d’investigations autobiographiques. »
L’ouvrage de S.B. est un alliage discret et subtil de tout cela, qui procède par fragments numérotés – de 1 à 196-, les uns très brefs, les autres plus longs. Sereine Berlottier tresse au cours des pages des éléments de la vie de Kafka avec sa propre vie à un moment très précis de son histoire. La maladie de sa propre mère et sa proche disparition. Kafka sa vie son œuvre sont là, constituées de miettes et de failles, de suspensions et de vides, de reprises à nouveau interrompues, qui soutiennent la narratrice dans l’accompagnement de la malade vers la mort. Kafka, ses peurs, ses interrogations, ses doutes, ses douleurs et ses repentirs, sont autant d’appuis qui guident l’écrivaine dans sa présence auprès d’une mère parvenue au terme de sa vie. Autant d’appuis et de repères qui l’éclairent sur ces peurs qui la tenaillent et dans son écriture, qu’il s’agisse des Cahiers, des Journaux et de la correspondance de Kafka. Les lettres - Lettres à Felice (Bauer), la lettre de plus de quarante pages, adressée à son père Hermann Kafka, mais qu’il ne lui remettra pas, celles qu’il adresse ensuite À Milena, celles qu’il confie à la veille de mourir à Dora Diamant, la dernière égérie, sont autant de référents qui encouragent S.B. à poursuivre cette rude entreprise. Dont elle ignore la forme qu’elle prendra et dont elle ne sait où elle la mènera. Deux pages avant de conclure, S.B. confie, sans doute pour se rassurer :
« Je me dis qu’il y a autant de manières de raconter l’histoire qu’il y a de cellules dans notre corps, de souvenirs, de gestes, de regrets, d’ancêtres et de descendances. On n’est pas obligé de finir par ce qui s’achève, si les vies, comme les livres, peuvent s’ouvrir au hasard, se fendre par le milieu, nous surprendre et nous appeler, nous lire. Je pense que K., tout ce temps, n’est pas du tout épuisé. Il s’est tenu près de moi, en bon camarade, au bord de la fenêtre, dans les trois chambres… »
Il arrive cependant que l’autrice perde le fil, et nous avec elle, qui ne savons plus au juste si c’est d’elle qu’elle parle ou de lui, ou encore de sa mère. Mais cela importe peu car le rythme et les images emportent la lecture, la drainent dans ses méandres, et nous égarent. Il y a les images récurrentes de rêves. Les rêves de Kafka et de ses chevaux qui deviennent peu à peu les siens. Il se produit une sorte de fusionnement de l’une à l’un, de l’autre à elle. Un glissement des images vers la métamorphose, qui aboutit à ce fusionnement :
« Je dérivais. Je tournais sur moi-même. Ma peau était cousue de reflets, mes ongles s’écaillaient à gratter des pistes qui ne menaient nulle part. Il me semblait à présent que l’animal du terrier ne parlait plus que de sa mort à venir, et son récit n’était plus que le grand linge troué, imparfait et répétitif, dont il tentait d’envelopper son corps pour le rendre invisible… »
Ainsi, les fragments alternent-ils entre eux, non de manière régulière, - qui vont de l’évocation de Kafka- ses intermittences du cœur et ses crises d’hypocondrie et plus tard, d’épuisement et de maladie, à celle du monde médical et hospitalier (inhospitalier), de la vie d’une femme sur le point de mourir à celle de la fille qui s’interroge, réfléchit, observe, note et écrit. Autant dire que l’ensemble est déroutant et dense. Passionnant et remarquablement écrit.
Si Sereine Berlottier choisit le fragment, c'est d'abord parce qu'elle écrit en fonction de ses lectures. Au fil des phrases de Kafka qui l'accompagnent. C’est aussi pour faciliter ces passages d’un univers à un autre, d’un passé assez lointain à un présent qui s’éternise sur un vide, sur une absence de sens et sur des souffrances. C’est enfin parce que Kafka affectionnait particulièrement ce processus d’écriture. Au roman, il préfère les formes plus brèves, ce que lui reproche son éditeur. Qui l’incite à écrire une œuvre imposante : « Un grand récit d’un seul tenant, pas de ces petites pièces décousues, effilochées, ficelées tant bien que mal en recueil, n’est-ce pas ? Vous m’écoutez ? »
Kafka, lui, préfère suivre les éboulements de sa pensée, irrégulière, discontinue, comme sa vie, désorganisée, imprévisible, soumise à des aléas affectifs et amoureux qui n’offrent rien de sûr ni de définitif. Kafka ne livre-t-il pas dans ses Derniers Cahiers « d’étranges phrases inachevées, privées de commencement. » Ouvertes sur le vide. Et Sereine Berlottier d’écrire :
« On se demande alors si ces phrases sont comme des vers de terre dont on raconte que, même amputés, ils continuent à vivre ou que du moins ils seront en mesure, se régénérant, de se reconstruire. On comprend bien qu’on puisse se passer de finir, ou remettre cette épreuve à plus tard, mais se passer de commencer ? »
Ainsi de cette phrase étrange qui interroge la lectrice de Kafka : Tuez-moi, ou vous êtes un assassin. C’est par la « torsion torturante et paradoxale » de cette phrase que S.B ouvre son propre recueil.
Quant à Sereine Berlottier, sa vie est malmenée par celle de sa mère dont la santé se dégrade de jour en jour, dont l’issue ne peut être qu’irréversible. Mais elle avance, à la recherche de la voix de Kafka – inconnue à ce jour - en même temps que de celle de sa mère :
« Sa voix a disparu. Son timbre, son tissu, sa force et son ironie ont entièrement disparu. Il n’en reste qu’un chuchotement cotonneux, un fil très mince, têtu, qui traîne derrière lui les syllabes mates dont il faut, secrètement, reconstruire en soi l’intention. »
Et de sa voix à lui, S. B. écrit : « On ne connait pas la voix de K., sa voix parlée, sa voix criée, chuchotée ou sombre, a résisté à la captation, à l’enregistrement, aux fixations de l’histoire… »
Elle avance, S.B, non sans mal:
« Je m’enlisais. Je ne réussissais plus à lire. À chaque fois que j’ouvrais le livre, je m’égarais, je repartais en arrière, je sautais de pages en pages, j’avais l’impression de tomber, et les signes traversaient mon corps sans s’y arrêter. Je regardais un moineau sautiller sur les tuiles d’un muret voisin. Je soulignais des phrases mais ce geste ne servait à rien… »
Et la peur ? Celle de Kafka et celle de la mère, celle aussi de S.B. ? À l’issue de ce travail « d’investigations autobiographiques », tous les obstacles ayant été surmontés, les peurs semblent s'être fondues les unes aux autres. Disséminées au long des pages. Et l'intranquillité, apaisée.
Reste un livre, témoin de ce cheminement qui s'est fait en compagnie de Franz Kafka. Reste le désir, intensément réactivé par l'écriture de Sereine Berlottier, de renouer avec l'œuvre de K. Reste une écriture. Belle et forte, émouvante et riche. Reste une femme qui ouvre les yeux et porte sur elle un regard nouveau :
« Près de ma mère mourante, j’ai compris que je n’étais pas le petit animal fautif, friable et morcelé d’inquiétudes, qui s’était tenu au bord du terrier, invisible, prêt à bondir dans l’ombre pour y disparaître. Ce n’était pas un savoir tranchant, plutôt une onde silencieuse, violente et douce à la fois… »
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, éditions Nous 2023
SEREINE BERLOTTIER : lire un extrait sur → Tdf
Photo : © Ulf Andersen / Gamma