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En écho au documentaire réalisé par Solène Chalvon-Fioriti (France 5, le dimanche 12 mars 2023, 21h)
- Les Hirondelles de Kaboul - vingt ans après (Extrait)
Chassez le naturel, il revient au galop.
Et ils sont revenus, les Talibans.
Et dire que l’on croyait la tragédie sur le point de s’assagir, que la normalité allait damer le pion à l’absurdité, que les choses étaient en train de rentrer dans l’ordre en Afghanistan. Et dire qu’on a été tellement soulagés de voir les salles de spectacle en fête, les instituts de beauté organiser des défilés de mode, les femmes se maquiller et se faire plus belles que la romance dont elles rêvaient, les universités accueillir filles et garçons pour faire reculer l’obscurantisme et rendre au savoir son prestige et sa priorité…
Que voit -on aujourd’hui sur les avenues de Kaboul ? Le chagrin, le dépit, le désespoir, la peur dans le regard d’un peuple pris en otage… et la haine, le mépris, la tyrannie incarnée par des brutes qui ont renoncé aux joies de ce monde et choisi de pourrir la vie des autres – les Talibans.
« Talibans » signifie « néophytes », « étudiants » - ironie du sort, ces prétendus émules sont hostiles à l’éducation et considèrent l’érudition comme une dérive blasphématoire. Comment leur expliquer le tort qu’ils se font à eux-mêmes et qu’ils infligent aux autres ? Les Talibans n’en ont rien à cirer. Ils ont une revanche à prendre sur l’arrogance des Alliés, et ce sont les laissés-pour- compte qui vont trinquer. Le pays est désormais à eux. Malheur à ceux qui ont cru aux idéaux occidentaux, à la démocratie, aux valeurs humaines et à la liberté.
Y a-t-il un moyen d’éveiller un fanatique aux beautés des êtres et des choses ?
Hélas, on a plus de chance d’apprivoiser un crocodile que de faire entendre raison à un imbécile.
Lorsque les esprits retors s’obstinent à ne regarder que du côté de la vallée des ténèbres, tous les jours finissent par se diluer dans une seule et même nuit blanche. Les rêves les plus légitimes déboucheront sur le cauchemar et les prières auront, soudain, l’accent des oraisons funèbres. N’est-ce pas triste de voir tant d’espoirs partir en fumée, tant de serments résiliés, tant d’engagements brusquement abandonnés comme sont abandonnés à leur sort femmes, enfants et hommes de bonne volonté ? Quel gâchis ! A croire que le ridicule triomphe de la
Sobriété, que le drame a plus d’astuces dans sa noirceur qu’il n’y a de lapins dans le chapeau du magicien.
Que dire d’un tel revirement de situation au pays du pavot et des misères apprivoisées ? Rien… Les mots deviennent dérisoires devant l’ampleur de l’inconcevable. La perplexité prend toute la place qui revient à la colère, cette autre façon de se faire violence inutilement. Quand on a vu ces foules essaimer massivement à l’aéroport comme si l’apocalypse montrait son visage hideux, quand on a vu ces gens terrorisés accrochés aux roues et aux ailes des avions comme des troglodytes à peine sortis de leurs cavernes, on se surprend à se poser les questions les plus stupides pour éviter de regarder en face la réalité d’un monde qui n’a de cesse de partir en vrille. Mon Dieu ! qu’arrive-t-il à ce siècle de toutes les déconfitures ? Pourquoi faut-il, à l’heure où l’humanité est à deux doigts d’envoyer des sondes par-delà le système solaire, que cette même humanité se découvre le besoin morbidité de retourner à l’âge de pierre ? Que retenir de ce paradoxe ? Qu’attendre des lendemains ? Quels lendemains ? Des lendemains ensevelis sous la poussière des milliards de dollars investis pour des prunes, des milliers de projets livrés aux vandales et aux prédateurs, des centaines de discours pompeux sur la démocratie et les acquis occidentaux qui, éblouis par leur rhétorique, auront perdu de vue la culture et les coutumes d’un Orient captif de son atavisme tribal et de sa peur viscérale de la modernité… Des lendemains aussi improbables que les terres promises, esquissés dans la précipitation et dans la ferveur chimérique d’une génération qui n’aura connu que guerres, lapidations, prêches incendiaires, fouets, exécutions sommaires, châtiments publics et mutilations « pénales », et qui espérait divorcer définitivement d’avec des pratiques et des pensées médiévales pour aller à l’air libre…
Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul, Préface inédite de l’auteur (Extrait), Julliard, Pocket, 2004,pp.7, 8, 9.
Le documentaire → France 5
Sur le même sujet: voir → sur Tdf
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