Michel Passelergue, Un roman pour Ophélie,
suivi de Douze monodies au bord de la nuit
Éditions du Petit Pavé, 2022,
Lecture de Béatrice Marchal.
Ce livre que son auteur qualifie d’étrange, à la fois roman en miettes, dialogue épistolaire, et suite de monodies où la voix se perd dans le temps et l’espace…, poursuit la quête d’une amante perdue depuis longtemps, toujours aimée d’une fidélité sans faille – cette Ophélie que le poète cherche au cœur d’un château évanoui « où brûle [son] regard ». Après un long désespoir, une très longue nuit dans l’absence, il s’est en effet remis à lui écrire, déterminé à repren[dre] appui sur les mots ; cette femme, devenue pour lui l’inespérée, ne peut plus exister que sur [le] fil d’encre du poète, elle sera l’inspiratrice de ce prince de l’ombre qui, avec exactitude et ferveur, entre l’écueil et l’éclair, cherche sans répit à retracer son portrait : Je serai, lui dit-elle, dès ce soir ton devenir, ton poème à revivre, à pleine bouche un sursaut d’être. Il va ainsi note[r], au jour le jour, les métamorphoses d’une vie à plaie ouverte, se rappelant comment, malgré son inquiétude, il vécut dans le secret de sa clarté. La tristesse se mêle de reconnaissance : Je vous dois ce surcroît d’être […] Vous étiez l’éveilleuse d’une douceur profonde. Les souvenirs évoqués n’en sont pas moins cruels, telle cette rencontre au théâtre où Ophélie s’éclipse, prétextant des invités au nombre desquels il n’est pas ; ou cette vision, préparée par une musique distill[ant] l’indicible, laissant augurer d’harmonies à fendre l’infini, au théâtre de l’Ellipse. Ophélie ramenée par les rêves autant que par la poésie d’images surréalistes, dans une atmosphère peuplée de songes proches du cauchemar, où rôde la folie. Le cadre est le plus souvent marin, au bord de l’océan, souligné par sept photos de sable ou de ciels, prises par l’auteur.
Le narrateur doit ainsi à Ophélie d’être devenu écrivain : Je vous dois cette chanson à mi-voix. Elle-même reconnaît être lumière perdue et assume son rôle de consolante inspiratrice : Fleur des eaux, j’unirai la douceur à la folie. Comme une main qui flambe à l’horizon, je découvrirai à l’infini d’autres lignes de fuite, je serai feu sous la neige, houle à perte de vue, flocon d’aube. L’écriture consiste pour Michel Passelergue à invoquer Ophélie, comme on invoque les morts pour en faire apparaître la figure, l’espace infime d’un instant : Je décris l’invisible, je dérive. Et vous devine ainsi, Ophélie. Si j’écris de mémoire, dans les ruines du temps, c’est pour n’éveiller entre la langue et son écume, qu’une substance très friable. C’est ainsi qu’il la découvrira dans une magie décantée. Sans faire l’économie de la souffrance – je ne fais que décrire une brûlure intérieure – ni du danger, celui où le poème, menacé par l’amnésie du corps, s’épuisait en un inventaire pour un crépuscule sans fin. À présent qu’il a appris à entrecroiser intuitions et blessures, il peut, en proie à des visions filtrées par l’oubli, aborder [leur] livre d’outre-sommeil, celui où Ophélie vit entre les lignes, promesse d’éternité : Au fil de tes chansons au verbe électrique, de tes légendes sous hypnose, j’étoufferai la mort, dansant au bord de l’abîme.
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Les douze monodies au bord de la nuit où le poète cherche aussi, en écrivant à Ophélie, à raviver l’étincelle de [s]on regard, prolongent la tonalité du roman. Ophélie y prend deux fois la parole, la première directement, la seconde, citée par le poète. Toujours s’y dessine sa tentative de résorber tous les poisons de l’absence, toute noirceur en abîme, par l’écriture ; si ses mots froids signent son échec et le désespoir, il y gagne toutefois, de la part d’Ophélie, la promesse d’une éternelle fidélité : dormeuse de rivières insondables, je hanterai les abords de tes nuits. Couchée dans le drapé des souvenirs, de leurs reflets.
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Dans ce roman à l’écoute d’une femme indéfectiblement aimée en dépit de son absence, dans ce pathétique Winterreise au sein d’un paysage blanc et glacial, hanté par Ophélie, Michel Passelergue signe un texte riche de multiples références littéraires et musicales, d’une émotion extrême autant que contenue. Pour recueillir l’eau pure d’un amour passé et précieux entre tous, il lui fallait, par l’écriture, ranimer de lointaines brûlures, tenter l’approche d’un être inaccessible, dessiner à profil perdu, vivre tous les rêves évanouis. Comme une bouteille à la mer, il lance son texte vers quelque rivage d’outre-langue, depuis une contrée sans lumière, où le poète survi[t] à mots engourdis, entre remparts et cloisons aveugles ; s’il doute de ses chances de réussite – De sa présence évanouie, que reste-t-il ? Chambre ouverte à tous les vents de l’oubli –, au moins offre-t-il à ses lecteurs un texte d’une langue et d’une humanité magnifiques.
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