<< Poésie d'un jour
" Je n’ai pas d’idée de l’amour."
Aquatinte de → G.AdC
Je cherche quelque chose : une guérison par la voix.
Être immobile, fermer les yeux, écouter.
Je cherche : un lieu où l’on respire.
Un lieu où se tenir, vaste et serein, où la blessure guérisse par
l’action de la voix par la seule
action de l’écoute, et de la voix.
Est-ce comme une prière ?
Ce n’est pas une prière.
Est-ce comme une action ?
Avons-nous des questions ?
Des questions simples, des questions que nous n’aurions aucune
peine à formuler, et qui éclairent, avons-nous de telles questions ?
Sommes-nous désarmés ?
Quand laisserons-nous les armes ?
Serons-nous vulnérables ?
Nous n’aurons plus rien à défendre, aucune position, posture,
aucun territoire aucune loi, aucune parole placée au-dessus
d’autres, aucun nom ?
Nous serons exposés, au vent, à la blessure, à la morsure du soleil,
du sel, de l’amour véritable, de la beauté, à la morsure du
monde, nus,
Nous serons-nus ?
Quelle main nous protègera ?
Quelle main nous portera ?
Quelle main nous soignera ?
Qui prendra soin de nous ?
Aucune, personne ?
Nous serons désarmés, nous n’aurons plus rien à défendre, nous
serons nus, exposés à la morsure, à la blessure, et seuls,
Nous serons seuls ?
Il n’y aura plus que les questions ?
Seulement les questions les plus simples ?
Plus de nom, plus de loi, plus d’armes ni d’armure, nous seulement
nous dans l’âpreté du jour et de la nuit ?
Nous seulement nous ?
Quelles seront les questions qui importent ?
Je ne sais rien du temps qui sera, rien des questions, ni de ce qui
importe.
Seulement : déposer les armes, s’exposer à la blessure, celle du
soleil, du temps et de la mort, épouser. Déjouer toute prise. Défaire.
Formuler des questions qui éclairent.
Traduisibles sans reste.
Des questions simples et qui suffisent.
Avons-nous besoin d’autre chose ?
S’il n’y a plus de plaies, nous en inventerons de nouvelles ? Ce ne
sera pas comme une prière.
Nous n’avons besoin de personne qui nous protège.
Nous n’avons besoin d’aucun nom.
Nous nous passerons de presque tout.
Peut-être finirons-nous par oublier où commencent nos corps, où
ils finissent, une fois défaite la fiction de nos noms ?
Alors, si tu te blesses, si tu perds connaissance, je lècherai ton
sang comme le mien, et lorsque tu rouvriras les yeux, je reviendrai
à moi.
Est-ce ton idée de l’amour, ne plus savoir où commence ton corps,
où il finit ?
Je n’ai pas d’idée de l’amour.
M’expliqueras-tu pourquoi je suffoque, quand d’autres se noient ?
M’expliqueras-tu pourquoi je ne suffoque pas, quand d’autres se
noient ? Auras-tu une explication pour ce qui me tord, me tiraille,
m’attire d’un côté, puis de l’autre, et pour ce trouble dans ma voix,
cette dissonance ?
Je ne sais pas comment tu vis.
Une parole qui soigne, est-ce que cela existe ?
Sommes-nous si blessés qu’aucune bonne parole ne puisse rien
pour nous ?
Nous ne savons pas comment nous vivons.
Lucie Taïeb, « Est-ce comme une prière » in L’art de panser les plaies, Faï fioc 2022, pp.21, 22, 23.
Lucie Taïeb à Paris (septembre 2019) © Jean-Luc Bertini
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