<< Éphéméride culturelle à rebours
Marc Chagall, Le Père, 1911, huile sur toile,
→ musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme Paris
Le 28 mars 1985 meurt à Saint-Paul de Vence le peintre Marc Chagall.
Né en Biélorussie le 7 juillet 1887, naturalisé français en 1937 sous le nom de Marc Chagall, Moishe (Marek) Zakharovitch Chagalov est, avec Pablo Picasso, l’un des peintres les plus célèbres du XXe siècle, installés en France .
Dans Grandeur nature, ensemble de récits récemment paru aux éditions Gallimard, Erri De Luca consacre à Marek Chagalov une très puissante et très belle nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil. Quelle ligature unit Isaac/Marek/ Erri à leur père respectif ? Telle est la question posée par l'écrivain italien dans cette « Grandeur nature ».
Extrait de l’incipit,
Ainsi commence le récit.
Dans l’Écriture sainte on peut lire l’histoire la plus dure entre un père et un fils. La voix qui a projeté Abraham hors de sa terre dans une errance sans arrivée revient solliciter son écoute.
Cette fois, ce n’est pas un impératif sec : Lekh, lekhà, va, va-t’en, péremptoire comme une expulsion.
Cette fois, c’est : Kah na, prends, courage. Ce « na » est une exhortation. La divinité veut vérifier si une simple invitation suffit à déclencher l’obéissance immédiate de son auditeur.
Elle suffit. Abraham ne perçoit pas la différence entre un ordre et une invitation.
Il accepte d’exécuter l’action la plus dénaturée, tuer son fils, le seul né du long amour avec sa femme Sarah.
Il obéit en sachant qu’il la trahit en lui retirant l’unique bénédiction de son sein.
Les affections familiales sont pour lui d’une intensité moins forte que la ferveur due.
C’est une épreuve qui anéantit et il s’engage à l’accomplir au mieux de ses capacités, y compris celles de dissimuler, feindre, cacher.
La divinité n’a pas donné d’instructions, se bornant à fixer le lieu du sacrifice.
En 1910, Marc Chagall est à Paris, il habite près des abattoirs, il entend les mugissements des bêtes terrifiées, il peint des vaches. Il vit dans un lieu dont rêvent tous les artistes, mais pour lui c’est plus qu’une ville académique, c’est une deuxième naissance. La Seine lui rappelle les plongeons dans la Dvina. Il écrit en français par désir d’adoption.
Il est allé à Saint-Pétersbourg grâce à quelques subsides paternels. Il gagnait sa vie en peignant des enseignes pour des boutiques. A Paris, il se souvient que c’est là-bas, sur les bords de la Neva, qu’a eu lieu sa première exposition, une galerie à ciel ouvert qui se balançait au vent devant une boucherie et un marchand de fruits.
Il est encore Marek, pas encore Marc, mais entre-temps il côtoie les nouveaux peintres et il lui arrive de penser à son père à Vitebsk, en Biélorussie, marchand de harengs. Il écrit dans une page de son Journal :
« Avez-vous vu dans les tableaux florentins un de ces personnages à la barbe négligée, aux yeux noirs, parfois cendrés, d’une couleur ocre terre cuite, couverts de poils et de rides ? C’est mon père […] Il soulevait de lourds barils et mon cœur se ratatinait comme une pomme en le regardant lever ces poids et remuer les petits harengs avec ses mains gelées. Ses vêtements étaient luisants du sel des harengs. Des reflets tombaient tout autour de lui. Seul son visage, un peu jaune et un peu clair, affichait par moments un faible sourire. »
Le tableau de Chagall, les quelques lignes d’accompagnement tirées de son Journal m’ont projeté en arrière, à l’histoire d’Abraham avec Isaac et à la première Table du Sinaï qui prescrit : « Donne du poids à ton père et à ta mère. »
Le verbe est généralement traduit par « honore ». Mais Kabbèd est le verbe matériel d’une charge. Donne-leur du poids à tous les deux, car tel est ton poids sur le plateau du monde, celui que tu leur as donné.
Dans le portrait de son père, Chagall fils donne du poids à Zakhàr Chagall, un poids ému par le souvenir et le retard.
L’émotion mise en couches de couleur vient d’un remords et d’une gratitude tardive.
Les mains de son père, marchand de harengs, abîmées par la glace, les mains jamais baisées par son fils, ne sont pas présentes.
Moishe/Marek n’a pas osé les représenter. Il n’était pas fier de ces mains, de leur odeur.
Leur absence du portrait souligne que l’irréparable est advenu : il ne leur a pas donné de poids. Ce poids raté pèse sur son cœur tandis qu’il peint son père de loin.
Les mains d’Abraham exécutent les préparatifs. On
lit qu’il prend un couteau et le feu. Comment prend-
on le feu ? Il est facile aujourd’hui d’en allumer un
avec les combustibles et les systèmes d’allumage. Mais
comment allumait-on un feu au sommet d’une mon-
tagne au milieu des pierres ? Il fallait emporter le bois
et le feu.
La matière première est chargée sur le dos d’Isaac
et il en faut beaucoup pour brûler un corps. La
deuxième est la braise du bivouac de nuit, mise dans
un pot de terre cuite. Pour la raviver, il a peut-être
avec lui de la poudre de soufre, élément connu et
utilisé à l’époque par les nomades.
Les peintres qui se sont consacrés à reproduire le
couteau dégainé sur la gorge d’Isaac ont dénoncé
avec force cette main robuste, ferme, prête.
Mais auparavant, Abraham a laissé ses serviteurs
au bivouac et il s’est engagé dans la montée avec son
fils derrière lui.
Isaac appelle : Avi, mon père.
Abraham répond : Hinnèni, me voici.
Maintenant Isaac sait. Son père a fait la même
réponse à la divinité.
Il sait qu’ils ne sont pas seuls et que se déroule
entre eux deux une épreuve sous surveillance.
Il manque l’animal à abattre sur les pierres brutes
d’un autel à construire sur place.
Son père qui ne laisse rien au hasard a déjà tout
le nécessaire pour le sacrifice, car c’est lui, Isaac, la
vie à immoler.
Le sacrifice d'Isaac, Le Caravage, Musée des Offices, Florence
Chagall fils s’écarte de l’ombre de son père. Il
ne reprend pas son métier, il veut se débarrasser
de l’odeur de poisson dont on se moquait. Il la
recouvrira ses huiles de la peinture, avec le sol-
vant de la térébenthine.
Erri De Luca, « Grandeur Nature » in Grandeur nature, Editions Gallimard
récits, traduits de l'italien par Danièle Valin, 2023, pp.21, 22, 23, 24, 25.