Une réappropriation intime de Kafka
Franz Kafka par Andy Warhol - 1980
Source Whitney Museum of American Art
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De la littérature comme réclamation adressée au monde ?
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Titus glissa le long du ventre de Bérénice, embrassa la
robe de soie noire. Les doigts attrapaient les éclats de verre, au
bord des lèvres. Plus tard il pleuvait des cendres. L’alexandrin
retombait sur ses pieds, de l’autre côté des rivières. À la fin,
personne ne mourrait. Le sang coulait, de plus en plus clair.
On allait vivre encore, séparés et longtemps. On apprendrait
le chagrin, on apprendrait la tristesse, on chercherait d’autres
mots, on ne mourrait pas. Comment souffrirons-nous, Seigneur,
que tant de mers me séparent de vous ? K. avait-il lu Racine, lui
qui mit tant d’années à ne pas épouser Felice, changea d’avis puis
n’en changea plus ? D’elle que savons-nous au juste ? Moins
doute. Moins réelle que Dora, moins dévouée. La fiancée un
peu fade, menaçante et possible, impossible, celle dont l’at-
tente le torture, une revenante en somme, deux fois les fian-
çailles nouées, rompues. Il voudrait qu’elle tienne un journal,
elle n’en fait rien, échappant à sa manière au rôle qu’il désirait
peut-être pour elle, une existence scripturaire qui ne tortu-
rerait pas la perspective du mariage et d’une vie en partage.
Et puisque ses lettres à elle n’ont pas été conservées, c’est
un théâtre d’ombres qu’agitent les lettres de K., cinq années
d’un monologue escarpé, percé de non-dits, d’acharnement,
de tendresse, d’impuissance révoltée, où se lève le portrait
brouillé d’une jeune femme solide, travailleuse et indépen-
dante, aspirant à une vie familiale simple, peu perspicace en
matière de jugements littéraires, cinq années d’une correspon-
dance comme un combat sans issue, dont la conclusion, nous
dit la légende, se crache dans le sang. Mais tout de même,
ce qu’il y avait dans les lettres de Felice, cela nous manque,
nous résiste, on aimerait bien le savoir, ses petits doutes et
ses grandes ruses, ou ses silences, la forme de cet inconnu
qu’abrite le grand corps de F., qui fait écrire à K. le 5 avril
1915 : « Tu parles si peu de toi, F. Ce que tu fais, si tu as
moins de travail qu’avant, ce que signifie ta nouvelle situa-
tion, qui tu fréquentes, pourquoi tu restes seule à la maison le
dimanche après-midi, ce que tu lis, si tu vas au théâtre […] »,
tout ce qu’elle dit et ne dira pas, ce qu’elle attend ou réclame
sans mot, la vibration de sa résistance à elle, son endurance,
qui ferait trembler un peu d’ombre devant les statues dressées
par l’histoire, nous la ferait plus proche, la révélant habile,
parfois, ou presque moqueuse, et pourquoi pas moins coupable ?
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J’écris moins coupable, sans savoir pourquoi ces mots
se dressent devant moi comme une falaise. Moins coupable de
rien, de cela, comme un cheval lancé au galop s’arrête devant
le vide, si le film se termine bien, moins coupable d’avoir été
celle par qui la tête a attaqué le corps, selon la mythologie
qu’il a lui-même dressée de sa maladie, moins coupable de ne
pas avoir été l’épouse, de ne pas avoir été la muse non plus,
d’avoir survécu à Kafka, de l’avoir perdu et d’avoir survécu à
cette perte, d’avoir eu la vie qu’elle souhaitait, un mari, des
enfants, ou de ne pas avoir eu cette vie mais de ne pas en avoir
fait une maladie, de n’avoir pas succombé entièrement au piège
K., d’être sortie de la cage de mots, d’avoir refermé la porte
derrière elle.
Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, éditions Nous 2023, pp. 49, 50, 51.
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S E R E I N E B E R L O T T I E R
Source
■ Sereine Berlottier
sur Terres de femmes ▼
→ Au bord (lecture d’AP)
→ [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
→ Louis sous la terre (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur Ciels, visage
→ (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier
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