Marie Fabre, La Maison ZHM
Récit, Éditions Buchet.Chastel
2023
Lecture d’Angèle Paoli
Je me suis vue telle que je te voyais
Pénétrer dans l’univers des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne laisse pas indemne. Ainsi en témoigne Marie Fabre dans le récit bouleversant de La Maison ZHM.
Une remarque originale mais d’une très grande justesse attire aussitôt l’attention de la lectrice que je suis :
« Au sortir de cette première visite à l’hôpital je n’étais déjà plus la même : j’avais découvert un dedans dont j’étais le dehors. »
Par cette étonnante découverte, consécutive à celle dans laquelle vient d’être plongée son aïeule, la narratrice affirme l’existence des deux faces d’un même miroir. La sienne et celle de sa grand-mère, déjà terriblement changée depuis qu’elle a été confiée à un Ehpad. Un miroir qui ne la quittera plus.
Dès lors, partagée entre sa propre existence et celle de son aïeule, la vie de la narratrice se trouve liée d’une manière qu’elle était loin de soupçonner, à la fois douloureuse et infiniment tendre, à celle qui vit sa présence dans la « Maison ZHM » comme une incarcération. Laquelle entraîne petit à petit la vieille dame si fragile dans un amenuisement irréversible.
Tel est l’objet de ce récit admirable dans lequel Marie Fabre fait revivre par une écriture qui tient en haleine, tout à la fois très moderne et inventive, efficace et ciselée, la relation étroite qui la noue à sa grand-mère dans les derniers mois de son existence. Toutes deux prises dans les rets d’une même toile, envers et endroit, dont le centre est la « maison ZHM » :
« Il me semblait que ces rails, au lieu d’avancer, tournaient, brouillant le sens de la marche, dévidant un fil aussi subtil que celui d’une araignée, dessinant la toile qui me retenait collée à moi-même, à cette vie qui allait et venait. La maison ZHM était un nœud particulièrement dense de cette toile. Désormais dans le tram, je continuais à glisser vers elle. »
En amont de ce récit, avant sa mise en forme par l’écriture – une urgence que cette écriture-là - une petite phrase de l’aïeule, en suspens dans une lettre restée sans réponse, tourne dans la tête de la jeune femme :
« Dans tout ce noir qui me baigne ».
Cette phrase qui hante sa mémoire, la pousse à écrire ce qui fut leur vécu à toutes deux, d’un week-end à l’autre, jusqu’à l’extinction de la vie. Au statisme de la vieille dame réduite à l’existence d’un « chitafon » - vouée à un « devenir chiffon, un devenir torchon » - et à glisser doucement vers la « démence », s’oppose l’apparente mobilité de la jeune femme qui, chaque fin de semaine, prend le train vers les montagnes familières pour rejoindre sa grand-mère. Mobilité apparente, car sa vie à elle semble se réduire à un « triangle ». « Travail / lit-bateau / bar. » Une existence du dehors, avec ses rencontres, ses activités, ses nocturnes vides et désœuvrés, ses amitiés, plus ou moins durables. Et ses cours. Une autre forme d’errance que celle de la jeune femme, dont celle des pensionnaires de la « Maison ZHM », n’est en quelque sorte que le double et l’aboutissement. De quoi s’interroger sur le sens de la vie. Celle qui est proposée aux personnes âgées dépendantes, mais en amont, à ce qu’elles furent avant leur enfermement dans « l’ultime demeure. » De quoi s’interroger sur leur assujettissement à l’ordre social, à la vie de famille consentie, aux ordres d’un époux qui jamais ne se remettait en question, finalement résignées à ce qu’elles furent toute leur vie durant…
« Que s’était-il passé avec les femmes des années cinquante, des années soixante ? » interroge Marie Fabre.
Cette question revient hanter la jeune femme à deux reprises, ponctuant le portrait délicat et drôle qu’elle fait de sa « sorcière bien aimée » ; perdue au milieu des pensionnaires aux visages flottants.
La jolie mamie de la narratrice, bien que rebelle à ses heures et refusant d’obtempérer, n’a pas échappé à ces chaînes ; ni sa propre mère non plus. Quelque chose d’une transmission sournoise se dit là, d’une génération à l’autre, de mère en fille. Et c’est sans doute une part de l’engagement féministe de Marie Fabre qui transparaît pour dénoncer les sortilèges malfaisants de cette transmission ; mais aussi sa peur implicite de se laisser prendre au piège d’une soumission progressivement consentie, à laquelle il serait impossible de se soustraire. Ainsi, la jeune femme tangue-t-elle entre des choix de vie qui n’en sont pas vraiment ni pleinement assumés. Comment aspirer à cette autre chose indéfinissable qui permettrait d’échapper à la règle commune ? Comment, dans le même temps, prendre ses distances avec ces pauvres rituels - le bar et sa litanie des « p’tits galos », ses fidèles habitués, indécis et désœuvrés - auxquels la narratrice s’accroche désespérément, faute de mieux ?
Tout en s’interrogeant sur elle-même, sur sa vie et sur un futur incertain, la narratrice poursuit sa découverte du monde silencieux et tragique auquel l’ancêtre est désormais vouée. Un univers d’une autre dimension, qui a le pouvoir de bouleverser les données temporelles, de faire se rejoindre d’un seul tenant les espaces, d’effacer les frontières entre la vie et la mort, de rapprocher les solitudes :
« Puis, les yeux ouverts dans l’obscurité grésillante, c’est moi qui attends. Que les draps se réchauffent, que les cuisses cessent de grumeler, et aussi d’autres choses qui n’arriveront pas : à cette heure du coucher, depuis quelques mois, il y a comme un étonnement sourd dans mon corps. Quelque chose de suspendu dans ce temps abstrait qui est celui de ma solitude. Je remonte ma couette sur mes épaules et comme chaque soir, allongée sur le dos, je pose une main sur mon cœur, une main sur mon sexe, et m’applique à fermer les yeux. »
En observant les gestes et les regards que s’échangent la vieille mamie et sa fille, la narratrice ne peut s’empêcher de penser – et plus tard d’écrire :
« C’est encore là une blague du temps jouée par ZHM : la boucle bouclée de la vie, de la mort, de l’enfantement et de la maternité, du besoin et de la contrainte, de la souffrance et de l’amour. »
Et derrière ce constat de rétrécissement existentiel qui touche à l’intime s’exprime aussi la nécessité universelle et intense du lien affectif que les pensionnaires de l’Ehpad appellent de tous leurs gestes déplacés, de tous leurs cris indéchiffrables, sans jamais obtenir ce qui leur est vital. Égarement et solitude extrême, extrême dénuement des vies fantomatiques qui hantent les murs de la Maison ZHM, livrées à une léthargie qui ne permet plus de distinguer « de quel côté de l’écran était la mort. »
Le voyage au cœur de l’univers carcéral de ZHM draine avec lui des images de mondes croisés ailleurs en d’autres lieux et en d’autres temps. Mais toutes disent la même solitude, l’abandon et la mort. La langue picturale et cinématographique de Marie Fabre fait surgir avec elle des visions hallucinées. Il arrive que des personnages à la Edward Hopper s’invitent dans le décor de vie de la narratrice, qui en renforcent le caractère impersonnel et anonyme :
« … personne n’était jamais apparu devant la fenêtre, seule cette tache bleue me confirmait que l’habitant du quatrième était toujours là, vivant dans mon temps sans le savoir. J’écrasais ma cigarette et rentrais me mettre devant l’ordinateur. Il m’arrivait de penser aux voisins qui, sans doute, me voyaient vivre comme je les voyais : la femme devant l’ordinateur, la femme sur le canapé vert, à la place des yeux une paire de lunettes dont les verres reflétaient sans cesse la lumière de l’ordinateur, deux éclats blancs où disparaissait un visage. »
Plus loin la scène étrange des mains fiévreuses qui se tendent semble une scène tout droit sortie du documentaire réalisé en 1982 par Raymond Depardon dans l’asile de l’île de San Clemente à Venise :
« Le lapin reste sur la table à trembler, couvé par les gros yeux des malades. Ainsi isolé sur l’aggloméré nu, on s’attendrait presque à le voir disparaître dans une mauvaise série américaine : blouf, cut, nuage blanc. Une soignante le prend pour le remettre dans sa cage. Il a laissé quelques petites crottes, parfaites, sur le formica jaune. La femme du vieux paysan s’en saisit et les porte à sa bouche.
Blouf, cut, nuage blanc : le lapin était parti, et ma grand-mère en col Claudine, sous sa frange, pleurait de grosses larmes de tristesse. »
Mais la référence la plus explicite est empruntée au cinéma du japonais Kiyoshi Kurosawa. Et plus précisément à son thriller Kaïro. Au fantôme qui appelle « à l’aide » - « Tasukete » - Marie Fabre superpose la silhouette fantomatique de sa grand-mère qu’elle imagine perdue parmi les ombres solitaires du monde des morts :
« Ce qui est véritablement terrifiant, c’est que le fantôme est seul, seul et perdu dans la mort, privé de monde. Il y a la perspective que ce soit cela, la mort, une éternité d’égarement et de solitude, dans une âme errante, dans un corps qui n’est plus un corps. »
Le temps a glissé, imperturbable, qui n’est plus le temps humain. L’aïeule « tapote contre la vitre ». Elle a traversé le miroir, laissant sa petite fille désemparée derrière le verre. Seule avec le mystère de cette révélation :
« je me suis vue telle que je te voyais ».
De l’expérience intime vécue avec son aïeule arrivée en fin de vie, Marie Fabre tire un récit poignant, sans défaut ; un témoignage sans pathos ni faux-semblants qui ne peut laisser indifférents ceux - et celles - de ses lecteurs qui ont été confrontés à pareille épreuve. L’analyse des sentiments et des visages, bienfaisante, profonde et fine, est portée par une écriture riche et belle. Une prose de grande qualité pour un choix de récit sensible, particulièrement difficile. Un premier récit dont on ne peut que saluer la venue au monde.
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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