Claudine Bohi - Anne Slacik
Regarde, Éditions L’herbe qui tremble, 2022
Lecture d’Angèle Paoli
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« vous voguez là où le bleu prend sa source »
Avec Anne Slacik et Claudine Bohi les bleus ont une histoire. Ils débordent au-delà des mots et de la couleur. Ils prennent place sur la page. Mi-réels/mi-rêvés. Ils s’alternent s’étirent divaguent entre présent passé et avenir. Ils se donnent à l’une et à l’autre, s’échangent et se complètent. Ils aident à vivre. Il suffit de plonger dans Regarde pour entrer dans leur danse dans leur effluve dans leur mouvance entre deux rives et deux rêves. Ils sont là aussi, ces bleus, comme une invite, un partage. Il suffit de regarder. « Regarde », nous dit Claudine Bohi dans la sobriété du titre du recueil qu’elle et Anne ont conçu ensemble, mais aussi comme une modulation de ses poèmes. Qui la première a dit à l’autre ce simple verbe ?
« Regarde ».
La peintre sans doute mais à lire les poèmes, la lectrice que je suis finit par les confondre, tant leur osmose est forte.
« Regarde ». Et déjà dans tout ce bleu qui occupe la première de couverture, le désir est là, avec ses effrangés de blanc qui miment la légèreté du nuage. À peine quelques traces quelques effilochures quelques ébauches.
Chez Anne les grands bleus sont au nombre de cinq qui s’étirent sur deux pages. Là, le silence. Pas de mots pour dire ou pour accompagner. Seuls le silence et le regard. Qui parcourt, ébloui, ces longues traversées de bleu. Le regard hésite. Est-ce seulement du bleu ? n’y a-t-il pas une touche de noir qui s’imprime en son soubassement, peut-être pour donner au bleu toute sa force son élan vital son ampleur ? Est-ce bien là un bleu uniforme lisse et sans volume ? Non. Il arrive qu’affleurent des ondulations des bouillonnements des volutes et des flaques, des mouvements sous-jacents, à peine perceptibles, des éclaircissements. Des explosions. Il arrive aussi (une seule fois) que les bandes s’élargissent, s’étirent montant dans les hauteurs de la page et que s’inverse l’ordre du noir et du bleu.
Entre temps, l’œil voyage, passe des bleus (page de droite) aux mots (page de gauche) et l’on croise soudain un « cavalier ». Un mystère que ce cavalier. Mais l’œil poursuit, happé par l’injonction première : « Regarde ». Il se perd dans la nébuleuse des formes, paysages de nuits et de neige, de nuages. Le ciel est à la lune, à la lumière nimbée d’ombre, au noir mais aussi à l’eau, à ses clapotis et à ses bulles:
« c’est la ronde de nuit à l’intérieur du jour » écrit Claudine Bohi.
Magie des mots. Magie des alliances secrètes, de la pluie et des vagues, grands cercles d’eau et d’attente, suspension entre les mondes leurs strates leurs mélanges, mouvances qui diffusent ombre et clarté. Clarté au cœur de l’ombre ou l’inverse.
L’alternance des bleus et des poèmes est une invite toujours recommencée, à poursuivre au-delà, au plus profond, vers l’intérieur, là où dort l’essentiel. Voyage noctambule à travers les effilochages de bleus et les mots qui ourlent le songe. Bleus, écrit Claudine Bohi, qui consolent de nos manques, de nos absences, mots qui encouragent à vaincre nos peurs, musique des mots, des mains des bleus dans le partage de l’espace et du temps. Éblouissement de la poésie dans la couleur, de la couleur dans la poésie. Osmose absolue. Qui sidère, fulgurante, dans son étrange vérité, dans son étrange évidence:
« alors c’est vrai vous ouvrez le futur
vers ce qui le contient »
confie la poète.
Un cavalier surgit au hasard d’un nuage. Solitaire, bien sûr, poursuivi par la mort mais oublieux de sa présence :
« un cavalier perdu gravit sa solitude d’un galop si léger
qu’il en oublie sa mort »
Le cavalier solitaire accompagne désormais la main de la peintre et la plume de la poète. C’est lui qui désormais aussi prend les rênes de la lecture. Car il habite les bleus et manifeste par cinq fois son retour. Il habite les bleus mais nous ne le savions pas. Les mots de Claudine Bohi le font apparaître. Par cinq fois, comme les grandes bandes bleues. C’est là qu’il se cache, au plus profond de l’histoire du « bleu » d’Anne Slacik. A-t-il un lien avec le Cavalier bleu de Kandinsky ? Peut-être de manière lointaine, mémorielle. Pour moi, instantanément et sans y réfléchir, il est le cavalier du peintre Gustave Moreau, non pas bleu, mais nimbé de lumière ocre (dans ma mémoire). Surgi dont ne sait où, filant dans le vent à toute allure, monture et cavalier enveloppés dans la même interminable fuite. Un cavalier de l’orage, pourfendant, solitaire, la lande de Lessay. Peut-être à la poursuite de la Dame Blanche. Rien à voir sans doute entre le « cavalier perdu » de Regarde et le cavalier de ma mémoire. Mais c’est le Cavalier écossais de Gustave Moreau (titre précis de la toile) qui s’impose d’emblée derrière mon regard. Et c’est lui qui me guide. Il traverse les bleus d’Anne Slacik et file son motif à travers les poèmes de Claudine Bohi. Le temps n’est plus le temps, aboli par l’élan des mots et par la force des couleurs. Traversées des nébuleuses qui fusent éclairent puis s’effacent dans la foulée des rythmes et des mots. Dans les exclamations de désir et de remerciements, de reconnaissance. Le ton devient volontiers lyrique, qui ne craint pas de dire l’émotion de ce qui perdu pour toujours est rendu à jamais :
« ô ce renversement de l’eau et cette clé perdue qui est
devenue caresse qui renouvelle la parole dans son
glissement de bleu »…
Bleu « est le nom de ce qu’on n’atteint pas de ce qui demeure
bien au-delà de nous oui c’est vraiment ce bleu-là » confirme la poète.
C’est là toute → la force du bleu, recommencée à l’infini comme la mer ou comme l’onde qui inlassablement surgit de sa source, comme la lumière qui renaît avec l’ombre ; comme l’espérance au creux du désespoir ou comme l’amour au cœur de l’abandon. Bleu de l’indissociable, comme celui des lapis-lazuli enclos dans la forme originelle de la pierre ; bleu du ciel et de ses mouvances ; bleu de l’âme avide de lumière et de sens ; bleu des signes qui naissent avec la page ; bleu qui se nourrit de l’énergie du corps, du savoir tactile de la main et des doigts ; bleu qui imprègne dans sa totalité l’être de la peintre, Anne Slacik.
Le « cavalier masqué », mémoire de l’enfance, revient avec le bleu. Avec toutes les formes et les nuances qui sont les siennes. Une tache de rouge ici, un éclat de vert d’eau, là, une explosion de bleus verts mêlés de jaune ailleurs. Offrande au soleil, peut-être et aux arbres tutélaires, présences irremplaçables. Puis viennent les taches de blanc, leurs friselis d’écume, le bleu perçant des yeux qui ouvrent sur les grands-fonds. Obsession de l’ailleurs qui échappe et entraîne, en échappées silencieuses, vers les abysses ; ou enlèvent au contraire vers les élévations nocturnes, vers les rêves enfouis de l’enfance.
Tout renaît par le miracle de la couleur. Habiter le bleu, c’est pour la peintre, être de tous les instants et de toutes les forces. C’est rameuter sous le pinceau tout ce qui vient de loin et ne se peut décrire qu’à travers la mise au jour et l’élucidation que permet la poésie de Claudine Bohi. Venu de l’intime des origines, le cavalier solitaire est délivré par la déclinaison insatiable des bleus et le partage attentif des mots. Il passe et transite de l’une à l’autre voix et poursuit son chemin pour habiter le temps.
« vous voguez maintenant loin de nos gouffres vous voguez
sur cette mer étonnante et rassurante sur cette marée d’images
et d’eaux lisses qui apprivoisent qui apaisent
et qui donnent à la mort comme à l’amour
ce goût d’espace et de miel inachevé
car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ».
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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→ Claudine Bohi / → Anne Slacik, Regarde, Collections Papier d’Art, Éditions L’herbe qui tremble