Elisa Biagini, Filaments,
Traduit de l’italien et préfacé par Roland Ladrière,
Le Taillis Pré, 2022 in Europe, 2022, pp.328,329,330.
Lecture d’Angèle Paoli
« Où finis-tu ?
Où est-ce que je commence ? »
Pénétrer dans l’univers d’Elisa Biagini n’est pas chose aisée. Cela demande patience et modestie en même temps qu’un certain décentrement face à une poésie exigeante et difficile. Le regard porté sur Filaments nécessite de prendre en compte avec la même minutie, les poèmes, la structure du recueil dans laquelle ils s’inscrivent, le paratexte, les œuvres antérieures. Et, s’il est possible, les arts avec lesquels la poète florentine entretient une relation constante. Les arts visuels notamment.
Ainsi de ce dernier opus, Filamenti – au titre métaphorique - qui n’est pas sans analogie avec le précédent, Da una crepa (Depuis une fissure), qu’Elisa Biagini définit comme un « réel dialogue avec Paul Celan ». Biagini poursuit son interrogation sur l’importance du corps et de l’intime dans la relation avec les autres, relation fondée sur un dialogue permanent. Avec les poètes aimés et ardemment fréquentés - Antonella Anedda, Giacomo Leopardi, Paul Celan – les Soleils-filaments (Fadensonnen, 1967) ; Emily Dickinson, Mary Shelley, Adrienne Rich. Écrivains et créateurs. Et, au-delà de la langue (et des langues), avec le monde visuel des arts. Louise Bourgeois et Kiki Smith, pour leur travail autour du corps et des textiles (coutures et sutures), Christian Boltanski (Les archives du cœur), les cires anatomiques du Musée de La Specola à Florence – « (à l’intérieur, le cœur est cire/ entre les organes) », les sculptures de Medardo Rosso dont Elisa Biagini retient la définition restrictive : « Nous ne sommes que jeux de lumière ».
Reconnaissable entre toutes, la langue d’Elisa Biagini est langue blanche, précise et compacte, resserrée jusqu’à l’os. Quasi ascétique. Proche du silence. Et, à ce titre, déroutante. Ainsi, l’écriture de la florentine est-elle reconnaissable tant par sa continuité thématique et les images que cette continuité véhicule que par la continuité stylistique qui relie les différents recueils. Des filaments subtils courent d’une œuvre à l’autre, qui sont la trace tangible de sa réflexion philosophique et de sa création.
Avec quelques nuances cependant pour cette dernière œuvre : une tendresse perceptible à travers un lyrisme discret dans une œuvre où domine tout un vocabulaire scientifique en rapport avec l’électricité, la lumière, les connections qui secouent l’être humain, les flux de sang d’humeurs de sperme… qui le traversent, mettent sa mémoire en éveil : « (Et te souvenir allume/ des synapses, des veilleuses/ à ton repos) ». Ainsi qu’une variété formelle, qui va des strophes brèves pour les poèmes, à des poèmes narratifs, proches de la prose, répartis par strophes de 3, 4 ou 5 vers. Une évolution sensible de l’expression vient donc enrichir la grande cohérence qui lie les différents recueils entre eux.
Filamenti est composé de trois sections principales que viennent compléter un poème initial d’ouverture et un poème de fermeture, tous deux en italiques. Elisa Biagini a placé la première section, qui porte le titre éponyme du recueil – Filaments - sous l’égide de Marie Shelley, avec en exergue, un extrait de l’introduction de 1831 à son Frankenstein : « L’invention […] ne consiste pas à créer à partir du néant mais du chaos.
Cette première citation, en rapport avec le galvanisme à l’œuvre dans le roman de Mary Shelley, annonce la découverte de l’électricité par l’ingénieur Nikola Tesla, inventeur du courant alternatif, à qui la florentine consacre la seconde section de son recueil. Ce « Mouvement perpétuel », sous-titré (« une autobiographie »), annonce la troisième section : « Courant alternatif » où l’on retrouve Mary Shelley dans la précision apportée par le sous-titre : (« du journal de Mary Shelley »). Ces trois sections sont suivies d’un poème final intitulé « Aimant », inspiré à la poète par les paysages métallifères de Gerfalco, en Toscane.
Le motif qui unit les différentes sections est celui d’une quête inlassable : « se renouer au filament /premier ». « retourner / à cette décharge première. » Pour cela, répondre à l’injonction « approche-toi du miroir d’écrire ». Afin de s’arrimer à l’indicible, à ce qui préside à l’existence dont ni le début ni la fin ne sont connus. Fouiller et remuer la terre dans ce qu’elle a de plus opaque, de plus ombreux. Et ainsi, retrouver à la racine l’énergie première qui prélude à toute création. Avant que ne s’efface toute trace de ce que nous sommes. Car les filaments sont aussi ces fils invisibles qui conduisent de la vie à la mort. À laquelle il faut se préparer : « maintenant prêt/ pour le noir/ qui se trouve derrière. »
À peine les premiers mouvements de la mémoire sont-ils perceptibles que déjà se fait sentir - « sous la peau » -, « la ligne noire de terre », révélation de la mort. De même le poème est-il cette trace qui disparaît au fur et à mesure qu’il avance, sorti du chaos de sa poussière : « Épais retour du temps/ trace, la nôtre, /s’effaçant dans l’aller. »
Sous-titré « (maïeutique) », Filaments est poésie de la mise au monde. Recherche intime de ce qui préside en nous comme vérité innée et pourtant ignorée. La poésie socratique, à l’origine de cette conception de l’accouchement, invite à renouer avec le mouvement premier, le premier déclic. Fouiller jusqu’au tréfond de l’être afin d’exhumer l’étincelle qui a enclenché le processus de la mise au monde. De l’être et de sa pensée. Les poèmes de cette première section, poèmes-filaments, d’une grande concision, évoquent la naissance, coupure, séparation et solitude qui passent par les corps. Corps de l’une – « ton visage », « ta main » - et de l’autre, « mon pied », « mon ouverture au monde ».
Par quel mécanisme, par quel geste entre-t-on dans la vie ? Un lien étroit de connivence entre les deux êtres (mère ? aïeule ?) préside à la mise au monde, laquelle passe par les poumons, organes du souffle et symboles de vie.
« Tu as toqué/ au poumon, tu as ôté/la languette pour que s’enclenche/ le mécanisme, mon appel/ vers toi. »
Ainsi l’autre est-il d’une grande importance dans la relation qu’instaure la naissance : « (et si tu disparais, toi, / je me décolore/des photos, mon premier soupir/s’assèche). »
Le filament, c’est ce fil continu qui vibre crépite oscille coud et couture entre elles la plus jeune et la plus âgée, Coré, la jeune fille, à Déméter, sa mère. Quelque chose de scientifiquement donné dans les origines, unit les femmes à la terre et les lie l’une à l’autre : « ainsi je me tiens / semblable à toi. »
La recherche de la poète est de reconstruire la forme initiale de ce que son œil d’enfant a photographié dans sa mémoire. Le travail d’écriture est ce « retournement continu » pour retrouver la trace de ce qui s’est absenté et de poursuivre cependant malgré la certitude de la disparition.
La seconde section intitulée « Mouvement perpétuel » porte en sous-titre « (une autobiographie) ». Or il s’agit de l’histoire de l’ingénieur de génie d’origine Serbe, Nikola Tesla. Histoire d’une naissance orageuse, engendrée par un éclair, et annonciatrice de difficultés ultérieures.
« un éclair, une voix qui oscille/entre les branches, un cordon/ taillé avec le tonnerre … »
Les strophes, des tercets séparés par des blancs et groupés par trois sur la même page, reprennent les éléments de la vie de celui qui fut l’inventeur du courant alternatif. Autrement dit celui-là même qui mit au point les filaments conducteurs de l’énergie. De ce monde à part, constitué de boulins de lames de filaments, le ternaire est structure nécessaire :
« chaque chose divisée par/ trois, sans quoi aucun radar ne fonctionne,/ le regard se brouille… »
Le chiffre trois, base de la métaphore filée d’une section à l’autre, filaments de l’origine, filaments scientifiques, filaments poétiques, structure le recueil de la poète ainsi que la répartition strophique de cette nouvelle section. La chair électrique du poème, prise dans le rythme ternaire de vers brefs, s’anime, chargée d’électrons, faite de vibrations, d’étincelles, de crépitements, de décharges mues par « le mouvement perpétuel » qui anime toute chose :
« la parole brûle/ dans son alternance/de courant »
Ainsi s’établit, par la recherche de l’étincelle initiale, le lien entre le biographique et l’autobiographique et se consolident les nœuds et interactions entre les différents courants qui traversent l’œuvre. La complicité poétique d’Elisa Biagini avec le « savant fou », Nikola Tesla, est telle qu’il est impossible de distinguer ce qui est de l’un ce qui est de l’autre. Tous les pronoms personnels de la première section ayant disparu. Seule l’intense intérêt de la poète pour son modèle – intensité quasi magnétique, qui passe par le vaste champ lexical de l’énergie électrique, peut convaincre que c’est bien d’elle qu’il s’agit dans l’intimité du dialogue qu’elle entretient avec Tesla. Grâce au « miroir de l’écriture ».
La figure du « Prométhée de la lumière » annonce celle du « Monstre » créé en 1818 par Mary Shelley. Et permet d’amorcer la troisième section – « Courant alternatif », dont Tesla a été le génial inventeur (1893). Sous-titrée « (du journal de Marie Shelley) », la section est précédée d’une information importante. On apprend en effet par la plume de la poète, la mort de la mère de Mary Shelley, Mary Wollstonecraft, au moment de l’accouchement. Et la poète de questionner la romancière : « Pourquoi ne pas ré-engendrer qui t’a engendrée ? »
Une manière de déplacer le regard sur le sujet et de l’envisager sous un autre angle. Mais il s’agit peut-être d’un ré-engendrement de Mary Shelley elle-même par l’écriture poétique. Les poèmes narratifs qui suivent sont l’histoire d’une rencontre. Entre la poète florentine et la romancière anglaise. De cet ensemble de strophes brèves, réparties deux par deux sur la page et séparées par des blancs de taille identique, toute présence masculine est exclue. Les marques grammaticales de genre et de personne sont effacées. Un seul participe passé porte la marque du féminin. Un seul.
« Dalla soglia sfocata ti avvicini, tu, finora priva di mondo. » / Du seuil voilé tu t’approches, toi, jusqu’alors privée de monde. »
Les pronoms personnels sont peu nombreux, qui privilégient l’alternance du « Je » et du « Tu », propice au dialogue.
« Je trace ton profil sur la poussière de la table, du sombre vers la lumière. »
Qui parle à qui ? Est-ce Mary Shelley qui s’adresse à sa mère défunte, cherchant à la rendre à la vie ? Est-ce Elisa Biagini qui dialogue avec la romancière anglaise ? À lire et à relire ces strophes, je penche pour le dialogue de la poète florentine avec la romancière anglaise.
Rien du roman gothique originel ne transparaît dans cet échange. Pas même une allusion. Ce qui persiste des sections précédentes, c’est la présence des électrons, de « la langue électrique. » Elisa Biagini poursuit sa route dans son exploration d’une naissance à l’autre, d’un dialogue à l’autre.
« Un éclair, une contraction ». Cet incipit elliptique annonce la violence des éléments, la violence de leur mise en contact. Violence de l’énergie première dont découlent toutes les connexions. Neurones et synapses. Y compris celles dont se forge l’écriture de Biagini. De la naissance (re-naissance) de Mary Shelley à la naissance de l’écriture : « tu tombes au centre de la /feuille, tu t’ouvres. »
Une ouverture qui passe par la présence à l’autre. De l’avant à l’après, la poète recrée la figure de Mary Shelley par son travail d’écriture. Mais ce qui différencie cette section des précédentes, c’est la tendresse qui se noue d’une femme à l’autre. Une tendresse inhabituelle sous la plume de la poète florentine, mais qui est là, cependant. Une tendresse ébauchée déjà dans le dialogue premier de l’enfant avec sa grand-mère. Mêmes gestes. Mêmes mots. Ou presque.
« Dans cette obscurité blanche j’ai recueilli de la terre/ dans mes poches, des électrons sous mes ongles. Tu/ augmentes de dimension, tu m’embrasses à la racine des oreilles. »
Ou encore :
« Je t’écoute, tu as le souffle lourd. Tu revis les se-/cousses de ton retour à la vie. Une oreille pour la parole, une pour le silence. »
Ces pages sont les plus belles et les plus intenses du recueil. Toujours aussi mystérieuses mais belles d’une beauté bouleversante. Sur la vie, la mort. L’être.
« Où finis-tu ?
Où est-ce que je commence ? »
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli / Portrait d'Elisa Biagini: G.AdC
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♦ Voir aussi Elisa Biagini sur → Tdf
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