<< Lecture du jour
Ma vie pendulaire continuait, d’une gare à l’autre, le long de cette ligne qui, au fil des semaines, me ramenait vers un temps de plus en plus rempli de figures de tous les temps de ma vie. Quand je m’asseyais sur les sièges bleus du TER, je fermais les yeux pour imaginer la montagne au bout des rails. La lumière blanche de l’hiver commençait à se charger d’un peu d’or. Et c’est toujours avec incertitude et trépidation qu’au bout de deux heures de voyage j’arrivais à l’Ehpad : je ne savais jamais dans quel état je trouverais ma grand-mère, ni cette petite société d’imprévisibles.
Je tapais le code d’entrée dans l’aile ZHM – 2024 : un code qui continuait à me faire grimacer d’ironie, tant il me paraissait douteux, ici, d’évoquer le futur.
En débouchant dans la salle commune, je repensai ce jour-là à l’article lu et ses secrets qui s’animaient dans les personnes, à travers leurs mots, leurs gestes, et jusque dans leurs yeux. Dans cette pièce, chaque visage était actuel et inactuel, travaillé par un temps non linéaire, et cet homme avait peur d’une peur de ses cinq ans, cette femme était enfin, elle le proclamait, la maîtresse d’un homme qui lui avait été refusé. Entre l’abscisse du temps et l’ordonnée des faits, la vie formait une flaque où l’être naviguait. Le prodige de ZHM était de matérialiser un temps réversible, de faire éclater dans un désordre aléatoire les petites bulles de passé intact qui sont l’inépuisable au cœur de chacun. Le passé cessait d’être l’histoire qu’on se raconte, pour être -hors du langage et hors même des faits.
Je me laissais aller à penser à tout ce qui dans ce qui avait été, n’avait jamais été. ZHM ramène le territoire du rêve, du fantasme, du passé, le creux que font les choses au cœur du sujet, les images qui s’y baladent comme une fumée stagnante.
***
Quand elle n’était pas en proie à l’absence, ma grand-mère me parlait de la jeune fille qui l’avait déjà remplacée aux côtés de mon grand-père. C’était lui qui l’avait mise là pour s’en débarrasser, pour être tranquille avec la jeune fille, cette jeune fille qui était venue s’installer immédiatement après son départ. Et maintenant il vivait avec la jeune fille, et elle lui faisait à manger tous les jours. Son mari avait ordonné, il avait commandé sa mise à distance dans cette maison et elle le traitait, lorsqu’il arrivait, très mal. Elle le couvrait d’injures en établissant une fois pour toutes qu’il ne l’avait jamais aimée. Seuls les subordonnés peuvent faire preuve d’un certain type d’acrimonie. Enfermée contre son gré, elle était ce qu’elle avait toujours été.
C’était clair : il n’y avait qu’un persécuteur. Seul et toujours.
L’homme abstrait, au commandement violent, dans le geste ou dans la pensée, lui-même commandé par la peur de mourir, ma volonté de gagner. Son affreuse abstraction, son être autre, ailleurs, son indifférence à la destinée.
Malmenée par les générations, je m’enfonçais dans des couloirs dont ma grand-mère m’ouvrait les portes. Son destin s’ordonnait fatalement autour de ceux qui la contraignaient : l’homme et les enfants qu’il lui avait donnés. Les armes du subordonné étaient les interstices laissés aux confins de la vie matérielle, la dépense d’un langage, d’une angoisse ou d’une pensée : plainte, médisance, prière. Et une violence nichée dans les gestes aimants du quotidien – une fébrilité, un énervement à nettoyer, à découper, à ranger.
Il n’était pas possible de contrer la violence, parce qu’elle venait de plus loin, la violence venait toujours de plus loin, et ainsi il était fondamentalement impossible de s’en prémunir, de s’en échapper. L’homme sévissait, et la femme voulait être aimée, et elle ne lui en voulait pas de sévir, seulement de ne pas l’aimer. Et l’un était un homme, et l’autre était une femme.
Marie Fabre, La Maison ZHM, récit, Buchet-Chastel 2022, pp. 59, 60, 61, 62.
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M A R I E F A B R E
Traductrice, autrice et enseignante chercheuse, Marie Fabre est spécialiste de littérature contemporaine italienne. Elle a notamment traduit Amelia Rosselli, Pier Paolo Pasolini, Elio Vittorini ou encore Cesare Pavese, et s'est intéressée de près à Elsa Morante. Elle a fait paraître en 2019 un premier recueil de poésie, Love Zibaldone, à l'Arachnoïde, qui sera bientôt suivi par un second, Le hobby du journal, chez Aencrages (juin 2022). La Maison ZHM est son premier récit. Elle participe également au collectif de la revue Panthère Première.
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions l’arachnoïde) la fiche de l’éditeur sur Love Zibaldone
■ Voir encore (sur Terres de femmes) les contributions de Marie Fabre ▼
→ Hommage à Alix Cléo Roubaud, par Marie Fabre
→ Françoise Clédat | L’adresse (lecture de Marie Fabre)
→ Mariangela Gualtieri | [Per tutte le costole bastonate e rotte] (traduction de Marie Fabre)
→ Edoardo Sanguineti, Corollaire (lecture de Marie Fabre)
→ dossier Amelia Rosselli, par Marie Fabre
→ Amelia Rosselli | [La tua debolezza è la mia vittoria] (traduction de Marie Fabre)
→ Goliarda Sapienza, L’Art de la joie (chronique de Marie Fabre)
→ note de lecture d’AP sur Les Hommes et la Poussière d’Elio Vittorini (éditions Nous, 2018), traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre
Dans l'Obs du 3 février 2023:
PREMIERS ROMANS
♥♥♥ La Maison ZHM, par Marie Fabre
Buchet-Chastel, 176 p., 18,50 euros.
" De 2016 à 2021, la narratrice de ce récit fin et délicat a mené une « vie pendulaire », via une ligne de train allant de son appartement à l’Ehpad dans lequel séjournait sa grand-mère. Celle-ci, atteinte de la maladie d’Alzheimer, avait commencé sa dernière lettre par la formule suivante : « Dans tout ce noir qui me baigne. » Eprouvant une tendresse immense pour son aïeule et une fureur froide pour l’institution, Marie Fabre tente d’explorer ce qui subsiste dans l’obscurité. Un corps qui cherche désespérément un contact avec l’autre, se permet enfin la gourmandise, réagit de manière pavlovienne aux ordres d’un mari tyrannique. Un être qui se traîne à travers les heures languissantes de l’établissement, pris dans un « devenir-chiffon ». Bref, un fantôme errant seul, comme dans un film de Kiyoshi Kurosawa. L’autrice réussit le pari périlleux de mettre des mots sur l’expérience de la maison de retraite, ce lieu pensé par définition comme hors de la société. Pour elle, la personne âgée y est réduite à son « indéfectible noyau ». Soit à sa part d’humanité la plus pure."
Amandine Schmitt
Rédigé par : Guidu Antonietti di Cinarca directeur artistique de TdF | 08 février 2023 à 10:57