Pascal Commère Verger, etc…
Monotypes de Joël Leick
Fata morgana 2022
Lecture d’Angèle Paoli
« C’est entendu, je parlerai de vous à l’eau des flaques »
Entrer dans le « Verger » de Pascal Commère, cela se fait dans une forme de retenue, d’attention et de silence. Autant de précautions qui me conviennent et qui me comblent. Je sais que je ne serai pas déçue. Je n’ai pas été déçue. J’aime lire Pascal Commère. Le hors-temps qui est le sien et auquel je suis de plus en plus sensible commençait à me manquer.
Le « verger » de Pascal Commère est au centre. Il est le centre autour duquel la vie s’organise, filtre les saisons par la fenêtre traversière. Les bêtes vaquent, brebis er agneaux surtout. Tout autour. Le verger laisse jouer la lumière et les formes. Les formes se tiennent parfois à distance, puis se rapprochent, s’essayent dans l’encadrement de la fenêtre. De la maison, le poète ne dit rien mais on la sent sise au milieu du verger, maison rurale de payse, du pays d’autrefois.
Le verger n’est pas seul à occuper la place de l’écriture, à se l’approprier. En atteste le titre, qui en dit long par ce qu’il suggère plutôt qu’il ne dit. Verger, etc… Le titre s’inscrit dans le non-dit. Dans l’implicite. Celui-là même qui va faire son entrée dans le recueil, progressivement, sotto voce, et compléter le paysage inscrit dans la fenêtre. La fenêtre a son langage. La fenêtre se suffit à elle-même, qui contient le monde que contient le verger. Le verger investit les mots du poète.
Ainsi tout un monde dispersé vient-il rejoindre le verger. Le lac le chien les collines l’euphorbe les fermes. L’herbe. Mais aussi les humains, femmes au jardin, voisins et leurs drames, familles et leurs vies secrètes ; les vieilles, le cordonnier, Jésus l’épicier…les poètes amis et aimés. André Frénaud et sa femme Monique, tous deux originaires de la même région que Pascal Commère. « J’habite un pays ordinaire », écrit-il, fait de bois, de rivières, de brumes. Bois et eau. Et le poète marcheur est là, lui aussi, que l’on suit dans ses déplacements, dans ses pensées ; et dont on suit les regards posés sur ce qui l’entoure, regards qui s’arrêtent sur les détails d’un instant. De ceux qui surgissent à l’improviste, au détour d’une route ou dans le jardin du voisin.
La vie s’organise sur la page par fragments, par irruption instantanée des bruits des animaux familiers du soleil ou de la pluie, de la neige. Mais c’est le poème qui est le maître de céans, et céans, c’est le verger. C’est de son espace clos que part le regard à la recherche de ce qu’il peut capter :
« Euphorbe en fleurs, celle-ci dite petit-cyprès, ma préférée. On ne la touche que des yeux. »
Le poète, lui, réfléchit, s’absorbe dans ses pensées, ses souvenirs, pose les jalons de sa méthode. Établit ce qu’est l’objet du recueil, ce qu’il voudrait réussir à être et ce qu’il est sans doute déjà, en partie, depuis le début de l’ouvrage. S’en tenir au réel. Au plus près de ce qui est. « Ne pas en faire une histoire, toutefois, ni même un semblant de. Un pré moins encore. Rien à fabriquer de ce côté-là. »
« Dire le verger, s’y tenir. Ce pourrait être un merveilleux départ. D’autant que tu disposes pour cela d’un nombre de mots au moins égal à celui des brins d’herbe. Et pourtant… »
Est-ce là le vrai départ ? avec cette herbe silencieuse déjà présente, quelques pages en amont. Le signal est donné. Grâce à l’herbe, à tous les brins qui la composent, aussi nombreux que les mots dont dispose le poète observateur de son univers. Car le poète aime les mots, avec un faible pour les mots commençant par un b, la seconde lettre de l’alphabet : « La place du b dans l’alphabet me rend cette lettre sympathique. C’est celle du bon deuxième. » Un « bon deuxième ». Comme l’était jadis ce cher Raymond Poulidor, derrière Jacques Anquetil toujours en tête, dans le palmarès du Tour de France de nos enfances.
Mine de rien, le poète se livre, et c’est tout en tendresse.
« J’aime les iris pour les deux i. L’y n’a de vraie place qu’au cœur des lys. »
Le verger l’herbe le poème. Ce pourrait être la trilogie du recueil.
Le verger est premier, qui a l’art de révéler au poète les événements du jour, de se laisser apparaître/disparaître au gré des fantaisies du soleil, et interroge :
« Verger, dis-tu. »
C’est lui qui dicte au poète tout un vrac de questions, de notes disparates concernant l’objet et la méthode. De consignes. Faire /ne pas faire. Impose ses balises : « Certes je m’en tiens à ce qui est. Mais qu’est-ce qui est ? » Tentatives et tentations. Le verger déjà échappe, peut-être en raison du « etc… » qui l’accompagne, ménageant une ouverture au-delà de l’enclos qui porte le nom de verger, autorise une échappée hors de, mais aussi tout autour. Et même vers tout autre chose. Les aubépines en fleurs/ le poème ; « deux pétales blancs ». « Poème. »
Le poème et ses définitions. Le poème et l’idée que l’on s’en fait. Sa relation avec le poète.
Le poème ? Un lieu pour un tête-à-tête avec soi-même, un dialogue silencieux.
« Le poème. Pour soi, un temps au moins, rien que soi. ». « Poème. Pêche à la ligne. Sans carte, tenter d’en accrocher les reflets, le dos de la rivière fourmille. »
« Le poème. Lettre à soi-même. »
Et le poète ?
« Poète, un enfant resté dans une saison où tout est difficile. » Rimbaud, peut-être.
Au dehors, la route, les voitures, les motos, les maisons et leurs affaires, les chagrins et les morts du jour, portraits et souvenirs, liés au verger et aux fruits.
« De la vieille je me rappelle la poire qu’elle me tendait, une poire dite « de moisson », la queue longue… »
Sur la page, constituée d’une succession d’aphorismes – « Ce n’est pas la main qui écrit. Mais le temps, qui se sert d’elle. Ou d’ailes. » / « On écrit quand on n’est plus » / « Écrire : payer son loyer au silence. » ; de phrases énigmatiques – « on ne sait jamais où remiser ses arcs-en-ciel », souvent nominales, énumératives, de jeux de mots et de définitions, certaines fantaisistes, d’autres sérieuses, tirés du Dictionnaire du monde rural ; paragraphes brefs, qui s’allongent en cours de route, se densifient, pour laisser la place à de petits impromptus, récits brefs comme celui de l’oiseau en « bois flotté » : « J’avais un oiseau… Je n’ai plus d’oiseau. »
Et sur la page soudain surgit le « jaune ».
« Papillons au ras des prés. Convalescence du jaune. » Ou encore, plus loin,
« Écrire un poème, comme on peint un champ de colza en fleurs sans utiliser de jaune. » « Tournesols. Hémiplégie du jaune. » « Été. Agonie du jaune. » …
Lisant Pascal Commère et découvrant ce foisonnement de jaunes, je ne peux m’empêcher de penser à la couleur jaune de « Juliau ». Le « Juliau » de Nicolas Pesquès, infinies variations sur les jaunes des genêts de Juliau, face Nord*, une épopée poétique, un vaste théâtre monochrome (voire!) et de mots.
À quoi vient s’ajouter le goût des mots, mots disparus du langage courant, mots du terroir, régionalismes – « J’écris verger, mais « ouche » (qu’on n’utilise plus guère) ne serait-il pas plus juste ? »
Je ne peux résister au désir de consulter le précieux TLFI, et je lis :
Région. (Notamment dans l'Autunois, en Charente, en Vendée). Terrain, généralement de bonne qualité, proche de l'habitation et enclos, servant de potager ou de verger ou de petit pâturage. « Il y avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche » (SAND, Pte Fad.,1849, p.2)
Et plus bas, étymologie : « Du lat. tardif olca «portion de terre labourable» att. dans le parler de la région de Reims par Grégoire de Tours »
Il ne m’en faut pas davantage ce soir, pour jubiler.
Un autre passage me séduit, plus long et plus dense, c’est celui de la rencontre du poète avec André Frénaud à qui Pascal Commère rendait parfois visite, « dans sa maison de Bussy ». Et, confie-t-il, « je ne l’ai du reste jamais rencontré ailleurs que dans nos collines, et j’aime qu’il en soit ainsi, sans autre ancrage qu’une lumière persistant en creux dans les traits d’un visage. » Suit le récit de cette rencontre amicale.
« Comme il faisait chaud, nous nous étions assis sous un arbre dans un coin du jardin. Je revois le geste de sa main pour chasser les guêpes qui bourdonnaient, excitées, autour de nos verres… »
Ce sont sans doute ces quelques lignes qui ont ranimé dans ma mémoire les rencontres à Bazoches et les lectures de « samedi poésie/ dimanche aussi. » Cette année-là (il y en eut au moins trois auxquelles Yves et moi avons pu assister) Pascal Commère était là, invité comme d’autres aux lectures qui allaient avoir lieu, fumant la pipe et observant le monde – petits yeux malicieux cachés derrière ses lunettes. Je ne sais plus s’il avait lu. Peut-être pas. Peut-être était-ce l’année où William Cliff était à l’honneur, à moins que ce ne soit celle du magistral duo Christian Prigent / Bernard Noël. Du grand cru. C’était la première fois que je rencontrais Pascal Commère. Je me souviens que son sourire m’intriguait. J’étais très intimidée. Et je crois que je le suis toujours.
Le verger ? Réserve de souvenirs enclos dans la mémoire. Souvenir de voyages - celui que le poète, tout imprégné des logoneiges de Christian Dotremont - a effectué en Norvège d’où il ne rapportera pas, bien que le désir l’en brûlât, « les poignards, avec manche et étui en bois de renne sculptés » qui exerçaient sur lui une étrange fascination. Au même titre que les stylos à plume auxquels il est impossible de résister.
Verger et vertige ? Où se situe le point de jonction ou de disjonction ? Il y a « ce qui demeure », il y a ce qui passe.
« En somme je ne fais rien d’autre, assis à ma table devant ma fenêtre, que regarder le verger. »
Sans doute le poète ne fait-il rien d’autre, mais ce rien est vaste et il contient tant de choses que l’esprit de la lectrice que je suis vagabonde à loisir au gré des pages, charmé par ce lien charnel et désuet de l’homme avec son lieu de vie et d’écriture.
Reste en surplus, inattendue dans ces paysages de la ruralité profonde, l’émotion -surprise qui unit la méduse à la mouette.
« Mouettes, mies de pain sur la mer. » / « Méduse, délivrance de la mer. »
Des unes à l’autre, de l’écho qui les lie, se livre l’émotion, à peine teintée de mélancolie :
« Ainsi du poème, au point de rencontre de l’émotion qui submerge et de la ligne claire à suivre. Lumière voilée. »
Décidément oui, un très beau verger qu’accompagnent les monotypes de Joël Leick. Arbres et vent, eaux et nuées, herbes qui frémissent.
« C’est entendu, je parlerai de vous à l’eau des flaques », semblent vouloir dire les arbres du peintre courbés vers la terre.
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
- Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau
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Pascal Commère
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