Pierre Soulages est mort. Il est mort le 26 octobre 2022. Il aurait eu 102 ans le 24 décembre.
Je cède la place à Christian Bobin et à Pierre, édité par les éditions Gallimard, en 2019.
« Je me moque de la peinture. Je me moque de la musique. Je me moque de la poésie. Je me moque de tout ce qui appartient à un genre et lentement s’étiole dans cette appartenance. Il m’aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais en écrivant, en lisant, en tombant amoureux, en m’arrêtant net devant un liseron, un silex ou un soleil couchant. Je cherche le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toutes les définitions. Bach est plus que musicien. Soulages est plus que peintre. Rimbaud n’est poète que secondairement, comme les cendres qui retombent en papillons du volcan – ses poèmes. Je reconnais dans ces insensés ce qu’apprend avec effroi le nouveau-né, chaque fois que le visage de sa mère lui réapparaît, crevant la toile de l’air comme le lion le cercle de feu : il y a une réalité infiniment plus grande que toute réalité, qui froisse et broie et enflamme toutes les apparences. Il y a une présence qui a traversé les enfers avant de nous atteindre pour nous combler en nous tuant.
Si Soulages est bientôt centenaire, c’est signe d’une élection. Mourir à seize ans eût été le même signe, à cet âge où le très jeune Jean-Baptiste Chassignet écrit son chef-d’œuvre, Le mépris de vie et consolation contre la mort, flagellant le seizième siècle pour ensuite n’écrire et ne vivre qu’infiniment peu, et mal. La lumineuse vieillesse comme la radicale jeunesse sont deux manières de serrer dans un poing de fauconnier l’éclair de l’éternel. Les images se multiplient comme des plaies d’Egypte, changent la fontaine ardente de nos yeux en écrans plasma. Ces épiphanies industrielles dont la fascination nous dépossède de nos puissances rêveuses sont aveugles. Pour voir, réellement, concrètement, surnaturellement voir, je trouve un appui dans la tribu outrenoire, auprès de ces guerriers couverts de boue. Même loin, ils sont proches. Même absents, ils me parlent. Ces dinosaures de goudron du musée Fabre à Montpellier, je sens encore la chaleur qu’ils dégagent, comme le remuement lactaire, embousé, généreux d’une étable la nuit, quand mesdames les vaches soupirent leur vie, à faire trembler les cordes de l’univers. Le cheptel anti-électronique de Soulages, les bisons, les aurochs qu’il peint à même nos yeux, il me suffit de penser à eux pour que la magie colorée des modernes apparaisse pour ce qu’elle est : de tristes jeux d’enfant abandonné. Impossible de s’éprouver abandonné dans un tableau de Pierre. On est enfin devant quelqu’un. Et ce quelqu’un, c’est nous.
La plus belle salle d’exposition pour tes outrenoirs, ce n’est pas le Louvre qui s’apprête à te donner une de ses salles – mais un garage pourri dans un village de campagne. Cet atelier où un ouvrier hors d’âge ausculte des moteurs asthmatiques, et le sol bruni de crasse, avec la calligraphie dorée des huiles de vidange. Ta peinture travaille à réparer, restaurer, relancer le flux de la vie, à faire que rien ne rouille, pas même la rouille. Cette image de toi traîne les livres : tu as une cinquantaine d’années. Tu es dans ton atelier-garage. Tu travailles pour ton compte. Pour l’instant tu apparais debout, perplexe, méfiant, penché sur la flaque noire d’un tableau en cours, les bras ballants. Tu cherches l’origine de la panne, l’endroit où l’éclair s’est perdu dans la nuit de l’enfance après en avoir surgi. Tu cherches à ce que rien ne finisse jamais, jamais, jamais. L’œuvre faite, Pierre, c’est la mort. La peinture achevée, le livre fini. Mais le lecteur vient et réécrit le livre, mais le regardeur vient et repeint le tableau. Il y avait assez d’air entre les mots, assez de nuit sur la toile pour que quelqu’un se saisisse – en lisant, en voyant- de sa propre vie inachevée, du nom du dieu dans le ventre du silence, encore non formé – battant. Je te raccompagne dans ton garage, Pierre. Le soleil touche de son pied nu une tache d’huile. L’exposition commence. Je vais te venger du Louvre.
Christian Bobin, PIERRE, Éditions Gallimard 2019, pp.7,8, 18,19,32,33.
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