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Sabine Huynh
Il me semble que plus j’écris, plus se dessine avec une netteté accrue ce qui m’avait échappé pendant les moments où je tâchais d’y réfléchir en dehors de l’acte d’écrire : l’image que la société a fabriquée de gens comme mes parents et moi, soit des immigrés asiatiques accommodants, a fini par nous être plaquée dessus et nous être fade, nous empêchant tout mouvement, tout écart, toute révolte et toute transformation et possibilité de devenir qui nous sommes réellement, ni même de le savoir. Cette image d’Épinal rassurante de l’immigré vietnamien gentil et travailleur qui, par la force de sa volonté et de sa docilité sans faille, parvient à s’intégrer harmonieusement au tissu social du pays qui l’a accueilli, et dont les enfants finissent par réussir leurs études et leur vie en général, s’est révélée être aussi une injonction à la réussite coûte que coûte, au prix de notre équilibre mental et de nos vies : un piège et une prison. Ainsi, par ces mots, je m’oppose à l’image figée et mensongère. Par ces mots, je dévoile les coulisses, non pas de la gloire car il n’y en a jamais eu, mais du sourire en toutes circonstances des béni-oui-oui. Par ces mots, je donne à voir le revers de la médaille en toc, les vies ratées, dans la complexité et la gravité d’une ruine et d’une violence héritées des guerres et des colonisations. Par ces mots, je sape le mythe de la conformité. Si je n’écris pas pour révéler la face cachée, alors à quoi bon ? IL FAUT ÊTRE CONSCIENTE QU’IL Y A LE RÉEL ET LE VIDE. IL Y A LE RÉEL, NANTI DE SONGES. IL FAUT ÊTRE PRÉCISE, VOUS M’ENTENDEZ ? Oui, j’entends bien, je n’ai jamais cessé d’ailleurs, moi qui ai vu la folie du réel ronger le cœur et le cerveau de mes parents, qui les ai vus affamés, suicidaires, bourreaux, hystériques et nus ; qui ai vu mes frères et sœurs aux visages de déchéance et de désespoir se faufiler le soir dans les beaux quartiers à la recherche de vieilles dames à dépouiller et, de la nuit à l’aube, traîner le long des rues mal famées à la recherche d’une piqûre violente, comme les amis damnés de Ginsberg. Éclairer leur folie à travers l’écriture et la crier sur les toits des logements génériques et cache-misère où j’ai grandi, oui, hurler, sans avoir peur que les voisins appellent la police pour me faire taire, sera mon acte de révolte et de victoire. Mes parents, dans leur démence, donnaient la main à Don Quichotte, en prenant beaucoup de choses pour ce qu’elles n’étaient pas. Ce qui peut paraître anormal en eux continuera à être normal parmi les humains, car même si les géants n’en sont pas forcément, la peur du géant s’avère bel et bien ancrée dans les esprits, attestant ainsi de son existence.
Sabine Huynh, Elvis à la radio, Roman, À Vif , Collection dirigée par Delphine Chaume, Éditions Maurice Nadeau, 2022, pp.29,30.
SABINE HUYNH Ph. Anne Collongues Source ■ Sabine Huynh sur Terres de femmes ▼ → Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque) → Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion) → La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh] → Lettre à Tieri Briet (chronique) → Parler peau (lecture d’AP) → [sans attaches] (extrait de Parler peau) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Là où elle naît → Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait) ■ Voir aussi ▼ → presque dire (le site de Sabine Huynh) → (sur Recours au poème éditeurs) la page de l'éditeur sur Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg de Sabine Huynh |
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