Sabine Huynh, Elvis à la radio
Éditions Maurice Nadeau 2022
Lecture d’Angèle Paoli
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Pourquoi écrire ? Cette question récurrente se pose à toute femme ou homme de plume à un moment ou un autre de son existence. Elle se pose aussi à Sabine Huynh dont l’œuvre de poète, de traductrice et de romancière est importante et reconnue. Disséminées tout au long des chapitres qui composent le dernier « roman » de la poète, Elvis à la radio, les réponses sont multiples. En voici une première, relevée au hasard en ouvrant le livre. Elle apparaît en italiques, comme toutes les citations qui ponctuent le texte.
« J’écris parce que nous avons vécu ensemble. Et toujours les mots manquent pour le dire, toujours. »
Cette citation, empruntée à Georges Perec, sert d’amorce du chapitre intitulé « Parler ». Il y a du Marie Cardinal - Les mots pour le dire (Grasset 1975) - dans cette assertion tirée de W ou le souvenir d’enfance, paru la même année, en 1975, aux éditions Gallimard.
Reprenant cette phrase préliminaire à son propos, Sabine Huynh la complète en écrivant :
« Le travail d’écriture me permet de cerner ce que j’ai choisi de garder d’eux et qui n’est autre que ce que je suis, au fond. »
Le verbe « choisir » implique un tri. Une méthode. L’exhaustivité étant quasi impensable, il s’agit de privilégier certaines choses au détriment d’autres, passées sous silence. Ce que fera la romancière.
Dans une autre page, l’on trouve sous sa plume, deux autres citations, contiguës bien qu’appartenant à des voix, des temps, des lieux très différents. L’une est empruntée à Anne Sexton, l’autre à Jules Renard. Elles se suivent et se complètent :
« Je n’écris pas pour toi, mais sache que le fait que tu sois ma mère est l’une des raisons pour lesquelles j’écris… » (Anne Sexton)
« J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas. » (Jules Renard)
Liés aux affects, ces motifs constituent chez Sabine Huynh un moteur essentiel de l’écriture. Un moteur existentiel. Dont on soupçonne qu’il ne s’enrouera jamais et ne disparaîtra qu’avec la mort. Car « écrire, c’est vouloir réécrire ». Parce que les mots manquent pour dire ce qui obsède, gît au fond de soi et structure une personnalité. Et parce que les mots, aussi proches qu’ils soient du vécu, sont impuissants à en résorber le trop plein et le difficilement soutenable. Il n’y aura donc pas de fin à l’écriture pour celle qui passera sa vie « à ressasser les mêmes histoires ». Et à qui ce ressassement sans fin sera inexorablement reproché. Ce qui demeure une incompréhension majeure pour celle qui écrit en texte d’ouverture :
« Répéter, pour qu’à la fin il reste quelque chose. Revenir sur nos pas, écrire, narrer, pour ne pas oublier qui nous avons été et de quels mots nous sommes faits. »
Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans le cas d’un écrivain comme Sabine Huynh, une fois le livre terminé, il faudra repartir à zéro. Avec les mêmes obsessions, les mêmes attentes, les mêmes insatisfactions et les mêmes désirs toujours recommencés. Et la même fidélité à sa propre légende et à elle-même.
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Ce qui précède les mots d’aujourd’hui, ceux de l’adulte, c’est le silence buté de l’enfant qui apparaît sur la photo en première de couverture du livre. Une enfant longtemps sans mots, mutique, et sans aucun souvenir, excepté quelques bribes et cette photo prise à Saïgon, sans doute. Ce qui est montré ici c’est un visage triste et fermé. La photo a été tronquée (volontairement ? Par qui ? Peut-être par l’autrice elle-même pour que se concentre sur l’enfant le regard). Ou tout simplement par le graphiste des Éditions Nadeau. Derrière la fillette, des bustes de femmes, trois, apparemment. La mère et ses deux sœurs - « visages lisses et amènes » - souriantes (sourires invisibles ici) de ce sourire dont l’écrivaine dénonce la fausseté, la posture ou mieux encore l’imposture. Des trois sœurs, la mère est absente. Soit la grand-mère maternelle de l’enfant d’où provient sa propre histoire. Ou son absence, puisque l’enfant n’a gardé aucun souvenir, si ce n’est ceux que son corps a enregistrés. De ce cliché, pris par le père, et dont l’enfant offre un contraste avec les femmes adultes, Sabine Huynh écrit :
« On pourrait dire que sa présence ternit la photographie. Elle représente la concentration de quelque chose d’ineffaçable : l’éclaboussure d’encre à lire, à partir de laquelle écrire. »
Ainsi, la photographie qui lui fait face au moment où elle écrit cette phrase-même est une autre manière d’entrer en écriture, une manière dérivée qui rejoint l’ensemble des moyens subtils mis en œuvre par la romancière pour arriver à ses fins. Parmi eux, les citations - en italiques -, la voix des autres – en majuscules- les lectures, qui vont de la « méthode de lecture » Daniel et Valérie aux nombreuses lectures qui constituent la bibliothèque personnelle de la poète, en passant par la Sophie des Petites filles modèles de la Comtesse de Ségur. Autant de points de vue différents qui jalonnent les chapitres et permettent d’avancer, en spirale autour de la problématique de l’écriture.
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Elvis à la radio s’ouvre sur un vers emprunté à Jacques Prévert. Une épigraphe qui donne la tonalité du récit, met l’accent sur ce qui, dans l’intime de l’être, va engendrer le désir d’écrire. Dans le même temps, de manière implicite, se devinent les obstacles qu’il va falloir surmonter pour parvenir jusqu’à l’œuvre que nous tenons entre les mains.
« Je suis ce que j’ignore devine oublie découvre ».
Peut-être prendre le risque d’ajouter un 5ème verbe à cet exergue ?
INVENTE !
Pourquoi ? Parce qu’il y a de l’invention, synonyme de création, dans ce grand récit, dense et riche, dont les frontières entre fiction et autobiographie ( risquer le terme d’autofiction ?) se côtoient, se doublent, se joignent, se retournent, s’épaulent, se contredisent et se contrebalancent. Et Sabine Huynh ne s’en cache pas, qui écrit par exemple :
« En imitant, je me réécris, je m’écris, je m’invente. Je suis multiple, une multitude, à la manière de Walt Whitman, une foule d’étrangères à elles-mêmes, vivant dans le mauvais pays, le mauvais corps, parlant toujours la mauvaise langue. »
Une étrangéité revendiquée et assumée. « Et c’est très bien ainsi, puisqu’il n’y a nulle part de bonne langue, de bon endroit, de bon corps, de traduction plus valable que l’autre… » (p. 251)
Il y a dans ce livre une écriture, qui est à la fois refus du beau style dit littéraire (forme d’imposture, là aussi, de camouflage) et recherche d’une écriture de la vérité. « Écrire la vie ». Telle qu’elle a été vécue par la narratrice, c’est, me semble-t-il, le projet que poursuit Sabine Huynh et qui trouve dans ces pages, dont certaines sont sublimes, son plein épanouissement. Et se faisant, s’inventer une écriture.
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Invention / création ? À plus d’un titre. D’abord parce que le terme « roman » a été ajouté au titre du livre de Sabine Huynh. Sans doute par commodité éditoriale de classement. Or, qui dit roman suppose une création littéraire fondée sur l’imaginaire. Qui dit « roman » dit « transformation sur le plan littéraire de la vie quotidienne ». * Mais la fiction est-elle compatible avec « écrire la vie » ? La question se pose donc de la place laissée au romanesque dans le récit de Sabine Huynh et de l’interaction entre fiction et Vérité. La question est vaste et le champ des analyses possibles, ouvert. Même si Sabine Huynh s’interpose sur cette question en coupant l’herbe sous les pieds de ses lecteurs ou lectrices avec cette remarque :
« Ainsi, d’aucuns pourront me reprocher, ou au contraire me féliciter, d’avoir dit la vérité, ou de l’avoir inventée : peu m’importe, ils auront tous raison. »
Ce qui n’empêche nullement la présence d’une grande part de création. Notamment dans la construction de ce récit polymorphe - « hybride », dit Sabine Huynh.- et radiophonique. Où d’autres voix que celle d’Elvis, voix aimées et amies de toute une époque, impriment de leur présence le récit.
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Plusieurs voix, en effet, sous-jacentes à la voix majeure, se glissent, sinuent, commentent, disent. Celle des autres, en caractères majuscules :
« TU NOUS L’AS DEJÀ RACONTÉE, CELLE-LÀ… », en ouverture du récit ; ou encore, un peu plus loin, celle de la mère : « ON NE PEUT PLUS PAYER LES CHARGES, JE DOIS VENDRE MES BIJOUX… »
Ainsi, tout au long des chapitres se faufilent des voix palimpsestes, faites de reproches, de dictons, de disputes, d’insultes. Autre voix très fréquente, qui s’impose comme un leitmotiv, celle de l’enfant qui la mâche et la remâche dans sa tête lorsque la douleur devient trop intense :
« L’ESPRIT EST PLUS FORT QUE LE CORPS. »
Une manière pour celle qui se dit acculée à l’échec, au rien et au vide, de se convaincre qu’elle peut y arriver. Arriver à autre chose ; arriver à vivre autrement. Ces voix qui se surajoutent en filigrane, semblent constituer un récit sous le récit. Une sorte d’écho au récit principal, millefeuille constitué de multiples strates. Parmi lesquelles celles de l’alternance, parfois dans une même page des pronoms personnels. Un chassé-croisé entre le « je » assumé du récit autobiographique –
« Interrogée sur ma petite enfance vietnamienne, je réponds toujours avec un sourire gêné : Oh moi tu sais… je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » - et un « elle » distancié, qui est aussi le pronom personnel du récit légendaire :
« En plus de toutes ses naissances, elle a connu au moins deux enfances : une peut-être plus tendre que l’autre, la petite, la vietnamienne, la fantôme, et pourtant lumineuse, suivie d’une enfance sombre, la française, la banlieusarde, avec tout ce que cela implique de violence, de terrains vagues et de vague à l’âme… ».
Enfin, l’écrivain cède souvent la place à la lectrice qu’elle fut enfant. Sa propre voix s’efface devant celle de Daniel et Valérie, les amis inséparables de sa « méthode de lecture », amis-ressources qui relayent ses émotions et en qui elle puise pour reprendre courage ; ou de la Sophie de la Comtesse de Ségur à qui elle s’identifie. Les passages où Daniel et Valérie entrent en scène et relaient le récit principal sont particulièrement réussis parce qu’en osmose parfaite, fusion absolue, sans rupture aucune avec le discours central.
Autre aspect particulier de l’invention dans Elvis à la radio, la présence d’un paratexte intertextuel omniprésent sur lequel s’étaye le récit principal. Si Sabine Huynh écrit, c’est parce qu’en amont, elle a lu. Lu et traduit. Auteurs français et américains. La liste des auteurs et des œuvres qu’elle affectionne se trouve en récapitulatif à la fin de l’ouvrage. Si cette liste est impressionnante, elle fait aussi l’objet d’une sélection. Trouver sous la plume des autres un écho à ses propres souffrances ne légitime-t-il pas le désir d’écrire à son tour ? De se créer une appartenance, un lien viscéral, une filiation qui légitime l’écriture ?
En tête des auteurs favoris figure Georges Perec (16 citations) :
« Le seul véritable problème est bien évidemment de commencer » / « Qu’y a-t-il en dehors d’être né ? » …
Perec, loin devant Sylvia Plath ou W.G. Sebald ; la seconde place revenant à Marguerite Duras,11 citations, dont celle-ci, extraite de L’Amant :
« ce qu’elle voulait avant tout autre chose c’était écrire, rien d’autre que ça, rien. »
Curieusement, Annie Ernaux, dont Sabine Huynh évoque la honte, est absente du répertoire. Pourtant, la démarche de Sabine Huynh me semble correspondre à celle de notre Prix Nobel. Laquelle écrit, en introduction à « Écrire la vie » :
« Écrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer ni transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots… » Et qui complète sa recherche en ajoutant :
« Dans cette phrase de Proust qui m’accompagne depuis l’adolescence, « les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines, nous mènent à la vérité et à la mort », je m’aperçois que je mets de plus en plus de l’écriture à la place des « chagrins ». Ou avec. »
Il y a bien chez Sabine Huynh ces terribles chagrins qu’elle a endurés jusqu’à l’extrême et contre lesquels elle continue de lutter. Cette réalité-là, qui a existé, lui colle à la peau. Mais il y a aussi de l’écriture, une écriture qui parfois emporte dans son rythme, comme une vague qui monte, intransigeante et inextinguible. Et c’est elle, alors, qui mène le texte, au-delà des problématiques qu’il pose. Ainsi de ce chapitre où se déroule la longue et belle métaphore du tissage, dans laquelle viennent s’emboîter d’autres métaphores. Écriture gigogne, parfaitement maîtrisée et convaincante, mais introuvable sous la plume d’Annie Ernaux, qui refuse et rejette tout recours aux images.
Il y a sans doute chez Sabine Huynh une forme de volupté, consciente ou non, à lancer l’écriture à plein régime, à surfer sur le dos de la vague et à se laisser porter emporter par les mots. Ainsi dans cet extrait :
« Sans le savoir, j’avais enfin attrapé le fil et je m’étais mise à tisser moi aussi, en nouant ensemble les liens cassés. Je renouais avec quelque chose qui était sur le point de s’effacer. Je sortais peu à peu la tête de l’eau, en portant une petite nasse au fond de laquelle remuaient les anguilles qui avaient disparu sous les rochers, cachées sous d’épaisses couches de sédiments – ces histoires, que j’ai tenté de tisser ensemble pour donner forme à un texte ; mon devoir, mon fil à la patte à moi. Aussi souple que de l’osier, du jonc de mer ou du bambou, la langue peut se plier à nos désirs de forme, mais cela ne se réalise pas sans entraînement. Combien de temps faut-il pour tisser un panier ? Combien de spasmes, de crampes, de tremblements, de fourmis, de plaies, d’ampoules, de démangeaisons, de nuits blanches ? » (p.207)
Ou encore dans cet autre qu’il faut lire d’une seule traite sans prendre le temps de retrouver son souffle, en suivant le rythme des pulsations de la phrase ainsi que du cœur de celle qui écrit :
« Je n’ai pas de relation paisible avec l’écriture, comme je n’en ai pas eu avec la parole, la mémoire, la nourriture et la respiration. Ne pas trouver les mots, ou le temps des mots. Ne pas trouver les souvenirs, étant partiellement amnésique. Ne pas trouver à manger, ou les moyens de m’en procurer, ayant été à la rue. Ne pas trouver mon souffle, étant asthmatique. Tout cela peut me plonger dans des états de panique pénibles. L’écriture me fournit une drogue sans laquelle je ne peux vivre, celle-là même que l’on obtient en se mettant dans des situations extrêmes et risquées : l’adrénaline, mon élixir d’immortalité… On ne se jette pas dans le vide n’importe comment, un tel acte demande un minimum de réflexion. Se jeter dans le néant signifie rompre les fils, démolir les ponts, briser les liens, vouloir en finir avec ce qui a été – cette volonté d’en finir avec tout ce marasme- et renaître pour entamer quelque chose de nouveau, à condition que l’on soit équipé d’un parachute de quinze kilos sur le dos et sur le ventre, et qu’il se déploie à temps. Un saut en parachute équivaut à un saut dans l’inconnu, mais aussi à une sorte de suicide fantasmé… » (pp. 63, 64)
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Sans doute la présence récurrente des citations en italiques a-t-elle une fonction heuristique, laquelle permet à Sabine Huynh de trouver sa route (ou de la légitimer) en progressant à l’aide des écrivains qu’elle a sélectionnés pour avancer dans sa propre histoire. « De la rencontre de quelques textes lus naît l’Espoir d’écrire », écrit Roland Barthes.
Sabine Huynh progresse ainsi dans son écriture en s’inscrivant dans une chaîne d’auteurs et d’autrices qui l’ont précédée et lui ont ouvert la voix/ voie. Il arrive parfois que l’on confonde sa propre voix avec celle de ses prédécesseurs. Il arrive qu’on lui prête des mots et des phrases qui appartiennent à d’autres. Il se produit une sorte d’osmose, de synthèse de l’une aux autres.
De Daniel et Valérie elle a gardé le goût des listes de mots qu’elle se récite. Leur vertu ensorcelante l’enivre.
« J’adore inventer des histoires ou des phrases absurdes à partir de ces listes de vocabulaire, afin d’animer les mots, en induisant la rencontre fortuite dans un lac à sec entre un sac couleur mastic, un roc qui fait tic-tac, et un être prénommé Luc… »
Derrière cet aveu se cache le plaisir d’écrire qui s’accorde avec celui de lire qui le précède.
Dans le chapitre intitulé « Le chien », l’on trouve cette phrase :
« À l’époque de ma rencontre avec Daniel et Valérie, je ne parle pratiquement pas, mais je pressens déjà que le français qui sortira un jour de ma bouche sera celui-ci et pas un autre… »
L’on comprend ainsi, à travers les nombreux exemples empruntés à la lecture et à la littérature, que l’invention assume une part importante de l’écriture. Et ce que l’on pensait être un roman devient très rapidement une autofiction. Parce que ce qui est la plupart du temps présenté par la narratrice comme une part de vécu, authentique, se métamorphose soudain sous l’effet de réflexions qui induisent le doute. Du reste l’on peut lire ailleurs cette phrase qui éclaire notre interprétation :
« Ce que je ne sais pas, je l’invente donc ; j’ai énormément appris de mon enfance et de la manière de la décrire en l’inventant. » Ou encore : « je ne me souviens de rien tout en me souvenant de certains mots, certaines phrases, que j’ai peut-être inventés mais peu importe, autour desquels tout mon travail d’écriture s’est enroulé. Il s’agit bien d’une histoire et de son absence ». Elvis à la radio, n’est-ce pas l’histoire d’une mythologie personnelle ? Sabine Huynh emploie le mot « légende ». Qui dit mythologie, dit invention. Invention forgée sur les mythes familiaux, récits rapportés, souvenirs des uns et des autres. Le tout servant de matériau premier pour combler les vides de la mémoire. Car la mémoire de l’autrice semble vide, qui s’appuie pour valider son affirmation sur Georges Perec qui affirme dans W ou le souvenir d’enfance : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. »
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Mais alors qu’en est-il de la Vérité si la part d’invention prend le pas sur le réel ? Qu’est-ce qui a été vécu en définitive ? Que croire de la succession de malédictions que livre à ses lectrices et lecteurs celle qui écrit ? Car bien entendu, il n’est pas de Vérité unique stable fidèle définitive à la réalité des événements et des situations vécues mais plutôt un kaléidoscope de vérités fluctuantes mouvantes multiples qui varient non seulement avec les moments de l’écriture mais aussi en fonction de l’humeur dans laquelle se trouve la narratrice, en fonction aussi de celle ou de celui qui donne son avis sur des faits identiques, pose sur les êtres et les choses un autre regard. Ainsi n’y a-t-il pas qu’une seule trajectoire Vérité qui irait droit vers un centre mais un faisceau de trajectoires qui au lieu de converger et de s’agréger, finissent par s’annihiler. Où est donc la Vérité dans ce que Sabine Huynh livre comme l’histoire d’une enfance liée à l’Histoire – guerre, colonisation, exil et immigration-, dans les cataclysmes endurés par ses parents au moment de quitter Saïgon ? Qu’y a-t-il de vrai dans l’installation miséreuse en France, pays honni, et dans tout ce que l’enfant puis l’adolescente puis la jeune adulte va subir ? Ou dit avoir subi. Il y a sûrement du vrai dans ce récit, sinon à quoi bon faire état de cette misère galopante, de la folie qu’elle engendre chez les parents qui font porter leur mal-être à leur progéniture, surtout à leur fille, laquelle souffre, non seulement de la faim, de l’absence de confort et de soins mais aussi terriblement d’affection ? Ce qui s’écrit au fil de la plume souvent, s’appuie sur une bonne part de vécu. Mais c’est aussi sans compter avec les défauts de la mémoire ni avec le désir plus ou moins avoué d’une écriture qui se révèlerait et gagnerait en puissance. Il ne reste donc des souvenirs personnels que très peu de choses. Tout le reste, qui vient alimenter l’histoire originelle de la narratrice est de seconde main. Des récits rapportés par d’autres, mille fois racontés, avec des ajouts contradictoires, des retraits, des variations. Il se dégage de ces redites une impression de malheur continu, sur laquelle broder à loisir. Ce n’est sans doute pas l’expression juste car il ne s’agit pas ici d’enjoliver, d’idéaliser ce qui surgit puis se dérobe mais au contraire de l’extirper de la noirceur dont les choses sont enrobées ou ensevelies, notamment tout ce qui concerne le couple parental ainsi que la déchéance physique et morale de « l’héroïne ». Mais au-delà la noirceur du politique, celle de la société d’accueil. Laquelle, sous la plume de Sabine Huynh, est tout sauf de l’accueil. Tout est noir, tout est vide, tout est vain. Rares sont les rires ou même les sourires. Il pleut des gifles, il pleut des coups, il pleut des réprimandes et du mépris, il pleut de l’injustice et de la maltraitance. La situation de la fillette puis celle de l’adolescente et de la jeune adulte est désespérée, qui va jusqu’à mettre la jeune fugueuse dans la rue, l’acculer à la déchéance, à la crasse, à la quasi prostitution. Peut-être même au viol. L’expérience qui se précise à travers les petits boulots, les chapardages, la vie dure jour après jour fait d’elle la proie rêvée de l’exploitation par ses congénères, hommes ou femmes. Comment se sortir du sordide pour survivre ? Gagner sa vie est une épreuve et gagner peu à peu en estime de soi demande un effort considérable. S’il y a libération et envol progressif pour la jeune immigrée qui attire sur elle les sarcasmes et les insultes racistes, c’est à l’étude, à la volonté tenace et à la hargne d’apprendre qu’elle le doit. Et plus récemment, à l’écriture. Car l’écriture est au centre, qui conduit progressivement la narratrice vers une forme de résistance et de réconciliation qui vont de pair avec la présence à ses côtés de sa fille. Laquelle interroge sa mère, la pousse à lui apporter des réponses sur cette mère – MA GÉNITRICE et CETTE SORCIÈRE – confie les peurs que cette étrange femme- sa grand-mère- suscite chez l’enfant de dix ans qu’elle est. De quoi bousculer les certitudes, les images figées. La mère, cette « énigme », qui continue de donner du fil à retordre à la mère de l’enfant et à l’enfant Orlane à qui ce livre est dédié. « Peut-être que je n’aurais pas dû », pense la maman, soudain prise de doutes ou de regrets. D’avoir transmis à la petite fille une part de ses souffrances. « Je ne sais pas », ponctue-t-elle. Insensiblement la haine semble prendre un autre chemin, se craqueler et céder, grâce à l’enfant et à la réciprocité de cet amour-passion tout neuf. Et même de bonheur partagé. Peut-être y a-t-il alors une part de libération grâce à l’écriture, laquelle permet la métamorphose sensible qui s’opère et qui ouvre sur la lumière. Mais rien ne peut exister sans une forme d’ascèse, laquelle s’exprime dans ces pages remarquables, qui s’écrivent et se lisent comme en apnée.
« … continuer à écrire, de nuit s’il le faut, comme je le fais maintenant, mal mais c’est mieux que rien, ce texte essoufflé est mieux que rien, surtout ne pas s’arrêter, de nager, de surnager de voguer, écrirécrirécrire pour ne pas couler, aujourd’hui, maintenant, pas demain, pas dans dix ou vingt ans, maintenant, question de vie ou de mort, non, question de vie, rien que de vie, et si vous laissez tomber le Graal vous tomberez avec, parce que ne pas suivre son cœur tue le cœur, parce que la vie de mes yeux ce sont elles, l’écriture et ma fille, et la vie de ses yeux à elle c’est aussi la vie des miens, alors écrire, pour moi et pour elle, pour préserver la lumière vitale que nous nous donnons, et le temps d’écrire c’est du temps rien que pour soi, du temps de dérive des pensées, du temps pour buller, rien que des bulles… (p. 51)
Reste, au-delà de tout ce qu’il resterait à dire, tant est riche et inépuisable ce « roman », reste à répondre à la question que pose Sabine Huynh de savoir si ça a « marché », « si l’écriture a marché ». Alors oui, au-delà de la question de la Vérité, qui n’a aucune importance pour la romancière, ce qui pour moi a marché, c’est justement la question de l’écriture. L’écriture en tant que telle. Sans rien d’autre. Au-delà du récit et de ses contradictions. L’écriture. Oui. Cela a marché, pour elle seule parce qu’elle me confirme, ce que je savais déjà, que Sabine Huynh est une écrivaine. Une écrivaine talentueuse. Et que c’est cela qui m’importe par-dessus toute autre considération. Une vraie écriture, donc, dans laquelle, chacune ou peut-être chacun, pourra puiser. À Satiété.
• Roland Barthes, La préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Séance du 9 décembre 1978, p.45.
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
SABINE HUYNH
Ph. Anne Collongues
Source
■ Sabine Huynh
sur Terres de femmes ▼
→ Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
→ La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
→ Lettre à Tieri Briet (chronique)
→ Parler peau (lecture d’AP)
→ [sans attaches] (extrait de Parler peau)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Là où elle naît
→ Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)
■ Voir aussi ▼
→ presque dire (le site de Sabine Huynh)
→ (sur Recours au poème éditeurs) la page de l'éditeur sur Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg de Sabine Huynh
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