Marie Alloy
Ciel de pierre,
Éditions Les lieux-dits, 2022
Lecture de Sylvie Fabre G.
Ciel de pierre est le livre aux 27 poèmes déployés à partir d’un premier vers qui en donne la clef, tout en amorçant et soutenant l’élan continu et réparateur d’une parole qui nous porte, funambules sur son fil, jusqu’à une fin réconciliée. L’autrice, Marie Alloy, poète autant qu’artiste, écrit l’instant du passage où l’être affronte la séparation en exprimant sa soif d’amour et d’échange jusqu’à faire de l’absence une présence et de l’art un salut. La mort y devient « une arche » entre l’autre et soi, et le poème un au-delà qui nous recueille « pour le pardon et la résurrection ». En ce début octobre de temps troublés, aucun de nous ne peut s’abstraire du réel, de la part de mal, de faille et de douleur qui l’habite et nous constitue. Aucun non plus ne peut ignorer l’énigme de sa lumière. Ceux qui connaissent mon livre, Frère humain, comprendront pourquoi cette lecture, à la mesure de l’écriture de Marie Alloy toute de ferveur et de retenue, m’a fait battre le cœur, rouvrant avec des mots sourciers une mémoire baignée d’ombre.
Dans cette œuvre, l’autrice évoque la mort d’un frère en un long monologue qui devient dialogue intérieur avec l’en allé et celui qui lit. Histoire d’enfance et de séparation habitée de métaphysique et aux images éclairantes, le texte est structuré en cinq parties où alternent les premières personnes du singulier et du pluriel à travers le "je" élargi de la narratrice. Il entrelace dans des vers libres, dont le cours est une longue coulée sans ponctuation, des silences, des blancs et des couleurs qui donnent à l’écriture sa respiration, son timbre et ses nuances. La poète, sous « un ciel agité d’émotions » et d’une douceur pensive qui excède la mélancolie, suit un chemin terrestre où, malgré la mort, « aucune alliance n’est rompue ».
La première partie, intitulée « Approche du corps », commence par un mot-vers détaché, et souvent répété à l’intérieur du texte, « Frère », apostrophe sans pathos au destinataire des poèmes. Celui-ci, « présent vivant encore là », est d’abord évoqué dans l’agonie qui précède l’irrémédiable où peut se « rejoindre la terre comme un ciel ». Cette adresse à l’aimé mourant, qui introduit l’alliance du "je" et du "tu", devient la matrice d’une parole qui les englobe, les mettant tous deux sur la voie du consentement à l’amour et à la perte. Source de chant, ce dernier n’empêche ni le chagrin de l’une - partagé avec ceux qui l’ont aimé dont la mère « aux yeux bleus » - ni la disparition de l’autre « dans l’épure de son secret », mais il les transcende. Bientôt « délivré de tout mal », le frère n’est plus « ni condamné, ni abandonné » dans son drame personnel, car le lien est maintenant vécu dans un arrêt du temps qui jette « un pont » entre présent et passé, sa sœur et lui. Ce qui a été demeure, indissoluble, mais les bonheurs partagés de l’enfance et sa joie de vivre avant le séjour destructeur en Afrique ressurgissent intacts. « Guéri de toute la violence », de toutes les discordes et distances créées au fil de la vie adulte, le frère et la sœur se retrouvent ensemble « au rendez-vous ».
Titre de la deuxième partie, «Ciel de pierre», est aussi celui qui donne son nom et sa coloration symbolique au recueil. Il renvoie autant au corps du frère dans sa nuit qu’au cœur brûlant de la vivante qui affirme l’éternelle présence et promet « les visitations ». . La narratrice s’identifie alors à la Madeleine à la veilleuse « qui prie et demande pardon ». La rédemption espérée par le frère de son vivant s’accomplit à cet instant de la mort où « le ciel s’est étendu à ta place ». La pierre, par l’ouverture du cœur, est devenue « céleste », et le poème, « sépulture de pensées » et de compassion, véhicule des âmes. Les vies, « dure leçon », quand elles se closent, laissent sur leurs rives des « graviers de souvenirs ». Le mourant, jadis dans « l’ivresse/ et l’aveuglement de la chute » n’a pas fait l’économie des souffrances et la narratrice, sans doute, celle des défaites et des éloignements. « Chacun brasse les années/comme un vieux tas de feuilles », écrit Marie Alloy, mais chacun a aussi pour tâche de combattre en lui La cécité de la lumière et de chercher « L’ossature de la vie », titres des troisième et quatrième parties.
Mais c’est par la force de l’écriture, du dessin et de la peinture que se « répare » pour la sœur le douloureux passé et que s’ouvre « un autre monde » :
« Confrontés à ce ciel invisible/qui nous unifie/nous croyons aux accords/ à cette sorte de résurrection/qui fonde notre existence /et la souffrance ne compte plus ».
Tout au long des strophes, la voix nue de Marie Alloy met en résonance l’ordre du cœur et la dimension spirituelle de l’homme, capable de faire de la mort même « une offrande », et de l’absence une présence. L’acte de création, « avalanche de possibles » qui guide le regard, la main et les mots, est acte de transcendance, il fond passé présent et avenir en « réconciliant la matière et le corps », le verbe et l’esprit, ce côté et l’autre côté de la vie. Le lexique des poèmes reprend souvent les mots de la mystique chrétienne, mais pas de religiosité dans ces vers - « la terre est ton royaume » rappelle l’autrice - seulement l’expression d’une expérience qui touche au plus intime de l’être et a ses fondations dans une culture originel et une pratique artistique. Quand le poème se fait à la fois évocation et invocation, il porte au plus loin méditations, incertitudes et questionnements, il est à la fois voie et quête. Certains vers multiplient les interrogations au gré des reculs et des avancées vers une paix. Choisir entre « l’alcool du temps » ou l’ivresse de la langue et de la couleur sont pour le frère et la sœur deux manières opposées de contrer « la force noire ». Devant l’inaccompli de la vie et l’inatteignable d’une vérité, nous sommes si souvent désarmés : comment « savoir où vont nos migrations», quel sens donné à notre passage ? se demande la narratrice. Mais celle qui peint ou écrit trouve une réponse et finit par rejoindre « celui qui part » dans une transfiguration où « tout revit/comme sauvé ».
La dernière partie du texte, « Durée du silence », n’occulte ni le « couteau » de la séparation, ni les « pétales de rose et de terre jetées sur le cercueil » où gît le mystère de toute destinée humaine. Confrontée à la cruauté d’une vie finie où nous connaissons manque, violences et égarements, elle nous rappelle nos fragilités. Un être est là, n’est plus là : en cette « nuit de l’âme » évoquée au poème 23, il y a la solitude, « le silence et son sacrifice/ le regard clos ». Comme la poète le rappelle en citant Baudelaire, cette expérience de douleur et de révolte qui nous déborde ne se surmonte que « dans d’immenses efforts ». Les derniers vers, empreints de lucidité et de mélancolie, témoignent aussi d’une acceptation de la mort et d’un « oui » à « la lumière fraternelle » retrouvée grâce à la venue d’un enfant, promesse de recommencement. Dans ce long poème au lyrisme discret, et empreint du tragique de notre condition, Marie Alloy va au-delà de la désespérance, en parant l’adieu au frère avec les joies de l’enfance, « les couleurs intarissables » de l’art et la langue brûlante de la poésie.
Sylvie Fabre G. / Pour Terres de femmes - Voir → aussi
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