Béatrice Marchal
Gardé vivant, peintures Jean-Marc Brunet
Poésie Al Manar 2022
Lecture d’Angèle Paoli
Identification du désir d’écrire
Il serait trop aisé et très réducteur d’imaginer que les poèmes en prose de Béatrice Marchal dans Gardé vivant n’ont de lien qu’avec le souvenir. Certes la mémoire et ses jeux de reflets sont présents d’un bout à l’autre du recueil mais ce serait manquer les enjeux de l’écriture s’il ne s’agissait que de décrire ou de raconter des souvenirs. Béatrice Marchal, s’appuyant sur Aharon Appelfeld – « Je n’écris pas de livres de souvenirs » – s’en défend. Qui cite également en exergue les Nœuds de vie de Julien Gracq pour inviter lectrices et lecteurs à tirer ces « quelques fils seulement, venus de l’indéterminé et qui y retournent… ».
« Voilà que le passé vacille » * et que l’écriture est là, qui en restitue le tremblé.
En effet. Car tout au long des tableaux qui composent le recueil, la poète évoque sa venue à l’écriture, mêlant avec l’intime de son histoire et de sa sensibilité, les paysages et les personnes qui ont compté pour elle depuis l’enfance. Une enfance cossue, dans une famille aisée, qu’elle évoque à demi-mots. Le passé côtoie le présent. L’adulte – fille unique au milieu de frères, dont un enfant handicapé - est imprégnée d’enfance. Chaque saison est marquée par ses fêtes, ses jeux, ses rituels, ses amitiés et ses rires. Le temps d’alors était un présent fait pour durer. Il avait goût d’éternité. Les portraits alternent. Tantôt le père, tantôt la mère. Mais les aïeuls sont là aussi, et les proches, amis et connaissances, dans le sfumato de la mémoire. À moins qu’il ne s’agisse de cette « lumière diffuse » qui émane de certains êtres :
« On retrouve ce halo autour de certains êtres qui entretiennent d’étroits et secrets échanges avec l’invisible ». Écrit Béatrice Marchal à propos de son père.
Il arrive que les visions se superposent, qui renvoient à des époques distinctes mais partagent les mêmes douleurs, à peine esquissées. Peu à peu, au fil des scènes ébauchées dont elle est la narratrice, se dessine, en filigrane, le portrait de la poète ; et se précise la personnalité de l’adulte derrière l’enfant qu’elle a été et dont elle se souvient. Une personnalité attachante et sensible, attentive aux êtres et aux choses. Une âme généreuse.
Impressions et sentiments diffusent dans les paragraphes une sensibilité vive. Les destins se rencontrent dans la proximité des malheurs. Bonheurs et drames de la vie se frôlent – deuils, accidents, infirmités, morts violentes - sans pesanteur, sans excès ni fracas, toujours avec un regard aigu et bienveillant dont l’écriture rend compte avec tact et finesse. Quels que soient les personnages qu’ils mettent en scène, les tableaux sont brefs. Rapides et concis, ils se nouent sur l’essentiel, sans digression ni bavardage. Et souvent, cet essentiel rejoint le non-dit, le silence.
« À ce souvenir, je rêve d’un silence dans lequel un humain rejoint un autre humain, quand manquent les mots- un silence au-delà de la parole. »
De ce silence dont elle a le secret, la poète nourrit tout le mystère de son écriture. Une écriture tout en nuances ; en teintes pastel. Une écriture de l’estompe. Même si, ici et là, surgissent des images inattendues, la viridité troublante des grands hêtres, la féérie des couleurs éclatantes, la sexuation de la nature :
« Ces petits phallus soulevant obstinément mousse et brindilles, ces corolles gaiement dressées sur herbes et feuilles révélaient à la petite fille ce qu’elle cherchait en secret – un monde où des gouttes de sang sur la neige annoncent les joues d’une belle enfant,
Où la pomme empoisonnée n’a d’autre antidote qu’un baiser. »
Écrire n’est pas venu sans effort. Il a fallu lutter avec soi-même, venir à bout des « scrupules » qui agissent comme des freins. Il a fallu du temps avant que la poète se lance, qu’elle s’autorise à laisser les mots affleurer sur les pages blanches et prennent leur place de poèmes. Il a aussi fallu penser méthode. D’abord collecter les matériaux si modestes et si menus fussent-ils ; puis, les agencer les uns aux autres selon ses propres choix :
« J’ai ramassé, dans les mille petits faits, les mille petites choses de la vie, ceux qui, plus ou moins loin dans le passé, m’avaient marquée. Je n’ai pas voulu les modifier, leur donner un autre sens que le leur ; à ce qu’ils étaient je n’ai rien ajouté, simplement confiante dans la taille qu’y pratiqueraient mes mots, sûre que ce qui fut vu et vécu s’intensifierait au passage de leur lumière. »
Plus loin, redoutant sans doute les reproches qui pourraient lui être adressés, la poète prend les devants. Et met les choses au clair. Tant sur les sujets abordés dans ces proses poétiques que sur la question de la bonne foi :
« M’accusera-t-on de raconter de petites histoires qui noient le poisson, sans lâcher le morceau ?
Je ne me leurre point sur ma vie. Ses succès me sont devenus lointains, sinon étrangers…
Il m’importe seulement de soulever ici un peu de la poussière déposée sur mon chemin, d’en regarder les grains légers briller à travers les rayons de la mémoire, comme dans la lumière d’automne entre les grands fûts, les moucherons d’or. »
Ailleurs d’autres images viennent expliciter de la poète sa vision des choses. Outre « la lumière » et la « poussière d’or » qui reviennent sous sa plume, il y a les croisées de chemins, les carrefours, les tracés en étoile. Et leur agencement dans un centre. Des bifurcations inattendues propres à ouvrir des voies nouvelles à la rêverie et à l’écriture - car la poète est, dès les origines, encline à la rêverie. Le livre n’est-il pas le résultat de la rencontre de mille chemins ouverts qui se concentrent en un même lieu ?
« Le livre peut ainsi ressembler à un carrefour, qui ne part en de multiples directions que pour s’en faire le nœud, conjuguant le voyage vers l’inconnu et la réception de cargaisons lointaines – le lieu même où trouver de quoi contempler, admirer, rendre grâce… »
Rêver, « contempler, admirer, rendre grâce ». Nous ne sommes pas loin de la prière, laquelle accompagne la « magie » de la vie, sans laquelle l’écriture seule ne peut atteindre sa réelle plénitude. Or, la vie est là, avec ses joies et ses drames, ses cruautés et ses plaisirs, ses questionnements et ses incompréhensions, ses surprises et ses déceptions. Ses impressions contradictoires qui font passer de l’« enchantement » au désappointement ; de la beauté à la laideur de la « charogne » ; de la « calme transparence » aux présages porteurs de mort.
Ainsi, l’univers intérieur de la poète, loin d’être enfermé dans des rêveries paisibles, se révèle-t-il riche de contrastes et de contradictions qui sont la marque d’une inquiétude. C’est toujours au plein du bonheur que surgit la laideur porteuse des empreintes de la mort. La mort est là, au cœur même de la vie, enveloppée de silence :
« alors pourquoi, de sa jeune épouse emportée par la grippe, quelques semaines après son retour du front, n’a-t-il rien écrit, à peine une ligne, où s’entrechoquent, entre début et fin, les mots de bonheur et de mort ? »
Rêver, écrire. L’une et l’autre activité se font en solitaire, dans le silence. Peut-être même dans le secret. De soi à soi. La rêverie chez la poète a longtemps précédé l’écriture. La rêverie, nourrie des paysages et des saisons à travers les feuillages est aisément identifiable grâce à l’irruption des couleurs et des jeux de lumière. La nature, riche et belle, est une captatrice d’émotions. Ou plutôt, une révélatrice d’émotions. Joie, plénitude, exaltation. L’écriture, elle, se cache dans des replis inconnus. Elle ne dit pas son nom. Elle est indéfinissable. Elle est ce « quelque chose à l’intérieur » que l’esprit « ne connaît pas et ne saurait nommer ». Une chose indicible et secrète qui persiste mais qui perce ; et ne saurait tarder à se montrer au grand jour. La poète, pour tenter de nommer cette « chose » dont elle sent en elle la présence, a recours à la comparaison. L’image qui s’impose, visuelle, et quasi olfactive (pour la lectrice que je suis), est celle d’une révélation :
« Bientôt, tel le dôme arrondi d’une oronge sous la mousse, elle pointera dans le jour quand viendront à la rescousse, soulevant ce qui recouvrait, révélant ce qui se cachait, les mots attendus. »
Ainsi l’image de l’oronge est-elle à l’origine de l’identification du désir d’écrire.
Au fil du temps l’« écriture s’est imposée comme recherche d’un sens et d’une harmonie, sans fausse note ni contresens. Tout intérieure cette fois est la partition – et les efforts pour la déchiffrer, inlassablement consentis. »
Les mots sont là désormais, non plus captifs de l’indicible et de l’indiscernable, mais vivants. Chair et pulpe, fruit dont il faut se saisir afin de rendre compte de ce qui est vivant. Vivant en nous et vivant autour de nous. Au plus juste et au plus près.
Mots témoins de ce que nous sommes, mémoire et chair,
« mots qui donnent au temps qui passe assez de douceur pour enchanter le présent. »
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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* Béatrice Marchal, → Derrière attendait l’espace, L’herbe qui tremble 2022, p.34.
♦ Voir aussi sur → Tdf
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