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Marine de Scalo (Pino) Ph. Angèle Paoli
« La mer allée avec le soleil »
C’est un an plus tard que je me suis sentie vraiment posée par terre, c’est-à-dire que mon deuil a commencé. Le rapport entre la vie et la mort est temporalité énergétiquement. Je ne sais rien des mystiques, des philosophies alternatives, je ne crois pas au karma. Je ne crois pas en Dieu. Je ne crois en rien. Si je croyais en quelque chose, ce serait dans la beauté du monde, donc dans les dieux qui l’incarnent, dans le paganisme violent de l’Antiquité : je crois « plus » en Apollon et Dyonisos, les dryades, les néréides et les nymphes, mais croire n’est pas le bon mot. Ce sont des métaphores qui me conviennent, liées à la sensibilité païenne au monde. Naturellement mienne est cette porosité perpétuelle qui caractérise Homère : Ulysse polutropos, « aux mille tours », ruses formes et manières, est un lion des montagnes, c’est un dieu des champs du ciel dès qu’il prend un bain et que la grâce est versée sur sa tête, et Nausicaa, « que tu sois femme ou déesse », c’est le jeune fût d’un palmier. Celui qui arrive en face peut toujours être un dieu : c’est le vrai paganisme, cette force que je sens. Je croirais volontiers que cette circulation de forces était sensible entre Étienne et moi, justement parce que c’était un autre ; quand il arrivait à cheval, c’était un dieu qui savait s’y prendre, et il pouvait enseigner à chevaucher le sourire du chat dont parle Lewis Carroll.
La beauté du monde. Elle va avec le fait d’être vivant, d’être humain, animal, végétal, minéral aussi bien, aussi bien sauvage qu’hypercivilisé, être de langage, être de pure force. Un nœud qui fait monde, monde habité, vie, basse fondamentale de la perception du monde, qui fait que je suis là devant la mer d’un bleu éblouissant de profondeur, dont je sais que si on la découpe elle a des entrailles de raisin et que c’est comme ça qu’il faut en parler, parce qu’un coin de beauté contient tout dans la lumière, celle des mortels. Devant le tombeau qui l’accueillait provisoirement, la file d’inconnus vêtus de noir que je découvrais en train d’attendre le long de la route notre corbillard qui avait des heures de retard sous le soleil de midi, je ne pouvais laisser cela sans mots, juste avec le bruit technique du descellement de la porte du tombeau. Les seuls mots qui me sont venus, c’étaient : « Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil ». Rimbaud, sa dent douce à la mort.
Païens nous étions dans cette mortalité de mortels, tels seulement parce que les dieux immortels en sont jaloux. Ils jalousent cette mortalité qui aiguise toutes les sensations, aiguise tous les amours. Nous n’avons pas besoin de cavaler comme eux, nous pouvons aimer. C’est cela dont ils sont jaloux, les dieux, c’est cela que l’on sent quand quelqu’un qu’on aime est en train de mourir : on est aiguisés, affûtés. Cette entreperception, entre Étienne et moi, dans ces mois de mortalité aigüe, était affûtée par la mort entre la vie et la mort. « Sublime » est le bon mot, avec « subliminal » : on est juste à une lisière, et cette lisière ouvre tout. On est donc infiniment riches, infiniment féconds, infiniment heureux.
Portrait de Baba par Hélène Caroli-Cassin
Barbara Cassin, Le bonheur, sa dent douce à la mort, Autobiographie Philosophique. Fayard 2020, pp.230, 231, 232.
Barbara Cassin → académicienne
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